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17 octobre 1961, de Gaulle savait. Une interview de Mehdi Lallaoui.

lundi 27 juin 2022, par Michel Berthelemy

Interview de Mehdi Lallaoui par Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart, sur les révélations concernant l’attitude du général de Gaulle quand il a su exactement l’ampleur du massacre commis 17 octobre 1961 par la police française à Paris.

Par Fabrice Arfi, Mediapart, 8 juin 2022

Il est, depuis 30 ans, l’une des principales sentinelles de la mémoire sur le massacre du 17 octobre 1961. Au lendemain des révélations de Mediapart sur ce crime d’État à partir d’archives inédites de la présidence de Gaulle, l’écrivain, réalisateur et ami de la 4ACG Mehdi Lallaoui a accepté de répondre à nos questions. Cofondateur en 1990 de l’association Au nom de la mémoire, il revient sur la si longue marche pour la vérité, pour la connaissance et la reconnaissance de la tragédie, qui n’est toujours pas entrée, 60 ans après les faits, à la place qui est la sienne dans l’histoire officielle. Estimant que le massacre du 17-Octobre pourrait remplir la définition d’un crime contre l’humanité, Mehdi Lallaoui implore le président de la République, Emmanuel Macron, de parler.

• Quel est, pour vous, l’enseignement principal sur le 17 octobre 1961 des archives inédites de la présidence de Gaulle publiées par Mediapart ?
Mehdi Lallaoui : depuis 60 ans, il y a eu de la part des services de l’État déni et dissimulation sur ce crime resté impuni. Aussi, tout ce qui permet de documenter aujourd’hui encore cet événement, côté officiel, est essentiel. Oui, nous savions que le gouvernement de l’époque et de Gaulle connaissaient la réalité des faits. Le démontrer grâce aux archives – et à l’opiniâtreté des journalistes, des historiens ou des archivistes – est énorme et très important pour l’établissement de la vérité, pour tous les citoyens de ce pays.
Ces archives inédites confirment que les plus hautes autorités de l’État ont couvert ce massacre et couvert tous ses responsables. Je rappelle que pendant des dizaines d’années le bilan officiel de cette nuit ne fut que 3 ou 7 morts, dont un jeune Français (M. Chevalier), massacré par erreur à la sortie du cinéma Bonne-Nouvelle et que personne, je dis bien personne, quel que soit son grade, ne fut poursuivi.

• Vous aviez 5 ans à l’époque du 17-Octobre, mais vous avez un rapport personnel à l’évènement. Quel est-il exactement ?
Mon père était parti avec d’autres travailleurs algériens à la manifestation. Il est revenu dans la nuit, cassé et ensanglanté. Plusieurs de ses compagnons, dont des pères de famille, ont définitivement disparu cette nuit-là. Mon père doit la vie sauve à un enseignant qui l’a arraché de la furie meurtrière des policiers au Pont-de-Neuilly, faisant croire qu’il donnait un coup de main à la répression contre les
« bougnoules ».
Cet enseignant a jeté mon père, bien esquinté, dans le coffre de sa voiture et, contournant tous les ponts de la couronne parisienne, l’a ramené à Bezons où ma famille demeure toujours. J’ai toute ma vie voulu retrouver cet enseignant qui avait sauvé la vie de mon père, pour lui dire simplement merci.
Aujourd’hui, l’un de mes fils est un jeune enseignant dans le Val-d’Oise. En octobre dernier, il m’accompagnait au pont de Bezons pour témoigner de cette histoire. Mon père n’a jamais gardé de haine pour les Français. Nombreux étaient ses camarades d’usine qui venaient manger à la maison, mais il a gardé une rancœur tenace contre le système colonial.

• Vous êtes le cofondateur en 1990, avec Samia Messaoudi et Benjamin Stora, de l’association Au nom de la mémoire. Trente ans plus tard, la marche pour la vérité autour du 17-Octobre n’est pas terminée. Quelles ont été les avancées les plus significatives dans ce combat depuis 30 ans ?
Nous avons fait progresser cette marche pour la vérité d’année en année. D’abord en documentant cette tragédie, en produisant des livres, des films, des expositions et aussi des colloques internationaux d’historiens. Le dernier en date s’est déroulé au Sénat en octobre 2021 pour le 60e anniversaire.
Au début des années 1990, beaucoup étaient incrédules quant à la réalité des crimes d’octobre. « Vous vous imaginez, nous disait-on, assassiner de sang-froid des dizaines de manifestants pacifiques au cœur de la capitale de la France… c’est impossible ! » Ensuite, en occupant chaque année, le 17 octobre, l’espace public, d’abord à Paris, puis maintenant dans une quarantaine de villes en France qui ont acté une place ou une rue rappelant la date du 17 octobre 1961.

• Les avancées les plus significatives sont incontestablement la pose de la plaque commémorative par Bertrand Delanoé, le maire de Paris, sur le pont Saint-Michel en octobre 2001.
Le resurgissement de la mémoire du 17-Octobre au moment du procès Papon [condamné pour sa participation à la déportation des juifs durant la Seconde Guerre mondiale – ndlr] a donné, en 1998, une visibilité internationale à cette histoire. Elle nous a permis, avec la complicité de nos amis Brigitte Lainé et Philippe Grand, de publier à la une de Libération des archives interdites de communication, qui établissaient une liste d’homicides envers les « Français musulmans d’Algérie » liée au 17-Octobre et restée sans suite.
Il faut aussi rappeler qu’à la suite du procès Papon, une procédure en diffamation fut intentée par Papon contre Jean-Luc Enaudi. À l’issue de ce procès, en février 1999, le tribunal de Paris déboutera Papon et caractérisera de « véritable massacre » les événements d’octobre 1961.

• Un homme en particulier a permis de faire avancer la connaissance du 17-Octobre et vous venez de citer son nom : il s’agit de Jean-Luc Einaudi, qui n’était pas historien de profession, mais a fait un travail historique unique. Quel rôle ont joué les travaux d’Einaudi ?
Jean-Luc Einaudi, avec qui nous avons cheminé de nombreuses années et qui a porté comme nous le combat pour la vérité, était un Juste. On disait autrefois « un honnête homme ».
C’était un homme qui habitait avec sa femme dans une HLM de banlieue. Il vivait de son travail d’éducateur spécialisé, et dans son temps libre enquêtait comme enquêtent les professionnels. Un homme vraiment exceptionnel qui sous ses airs un peu bourru était d’une extrême gentillesse.
Trouver les témoins, accumuler les preuves, recouper et vérifier les informations, s’accrocher au moindre renseignement permettant de reconstruire le puzzle, tel était Einaudi. Il ne se disait pas historien et s’offusquait lorsqu’on le présentait comme tel. Il se disait citoyen épris de justice. Son travail a ouvert une brèche importante dans le récit officiel et le déni de l’État sur cette tragédie. Il a été essentiel dans le combat pour la connaissance et la reconnaissance du 17-Octobre. Nous avons toujours un mot pour évoquer la mémoire de Jean-Luc : respect, respect total.

• L’historien Pierre Vidal-Naquet a parlé, au sujet du 17-Octobre, d’un « pogrom anti-Algériens » qui, pourtant, « n’ébranla pas Paris ». En 1991, Robert Badinter confia ses souvenirs au journal Libération : « Les gens se foutaient de ce qu’il s’était passé, ils ne se sentaient pas moralement concernés. » Au-delà de la responsabilité politique face au crime et son effacement dans l’histoire officielle, n’y a-t-il pas aussi une responsabilité citoyenne face à une tragédie qui s’est pourtant déroulée sous les fenêtres des Parisiens et des Parisiennes ?
Bien sûr qu’il y a une responsabilité collective et citoyenne sur ce genre de tragédie. Tout le monde ne réagit pas en faisant l’autruche. Beaucoup se sont tus par honte de voir la police parisienne massacrer des innocents. D’autres, certes minoritaires, ont parlé, se sont mobilisés.
Rappelons aujourd’hui, à un moment où l’on met en cause les pratiques de maintien de l’ordre de la police, que ce sont des policiers qui ont sauvé l’honneur – si honneur il y a… – de notre pays en publiant le 31 octobre 1961 un tract clandestin qui documentait de façon précise les crimes et les exactions commises par leurs collègues à Paris.
Alors que la France des droits de l’homme s’engloutissait définitivement dans les eaux noires de la Seine où furent jetés et noyés les travailleurs algériens, ces policiers ont su dire que ce n’était pas cela la France et la démocratie française.

• Est-ce qu’on peut parler, selon vous, d’un crime raciste ?
Parfaitement, le 17-Octobre est la fois un crime d’État, un crime raciste et un crime contre l’humanité. Tous les témoignages et la documentation que nous avons collectés ou que les historiens ont publiés et qui sont publics démontrent le caractère racial de la répression contre les Algériens à l’automne 1961.
Ce faisant, ce massacre du 17-Octobre rentre complètement dans la définition du crime contre l’humanité dont les textes énoncent qu’il s’agit de « l’exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, inspiré par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux ».

• Est-ce que le 17 octobre 1961 est, pour vous, le symptôme d’un problème français plus large : l’incapacité d’un pays à regarder son passé ?
Depuis des décennies, une certaine France ne se regarde que sous le prisme d’histoires glorieuses et valorisantes pour le roman national. Les gouvernants de gauche ou de droite eux-mêmes ont toujours fonctionné sur ce logiciel mémoriel pour aller dans le sens des groupes antagonistes de leur électorat.
Combien de temps a-t-il fallu attendre pour la responsabilité de l’État dans la rafle du Vél’ d’Hiv, pour les fusillés pour l’exemple en 1917, pour la torture systémique durant les « évènements d’Algérie », pour les massacres des tirailleurs à Thiaroye, pour ceux de Madagascar en 1947…
Le 17-Octobre est l’une des nombreuses histoires dont on a du mal à évoquer le souvenir de façon sereine et honnête. Faire histoire en évoquant tous ses aspects, même les moins glorieux, est une exigence démocratique toujours d’actualité.

 Pourquoi l’Algérie a-t-elle, elle aussi, participé à une forme d’occultation mémorielle autour du 17-Octobre ?
Je pense que de l’autre côté de la Méditerranée, les dirigeants algériens successifs ont depuis l’indépendance eu plus d’énergie à faire valoir les accords économiques que toute autre chose. Ce n’est que depuis une dizaine d’années que l’Algérie demande des comptes à la France sur la violence coloniale, mais sans aller à saisir les cours de justice internationales… Toujours cette auto-amnistie qui empêcherait les peuples à demander des comptes au colonisateur.
Je rappelle, pour l’avoir évoqué, que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles.

• Que peut aujourd’hui la République et son président, Emmanuel Macron, dans la reconnaissance officielle du 17-Octobre ?
Le 16 octobre dernier, j’ai rencontré et discuté avec le président Macron lors de la cérémonie au pont de Bezons où furent repêchés, il y a 60 ans, des cadavres d’Algériens « noyés par balles », selon les termes de l’époque.
Je lui ai dit le combat d’Au nom de la mémoire pour que la vérité, toute la vérité soit établie. Comment peut-on admettre des dizaines, voire des centaines de morts dans un État de droit sans que personne ne soit poursuivi. Il faut que cette vérité soit enfin énoncée, sans omettre aucune responsabilité, par les plus hautes autorités de l’État.
J’ai dit aussi au président que nos familles et les citoyens de ce pays étaient en attente de la justice, car une société démocratique sans justice est une société amputée de ses principes fondamentaux.
Aujourd’hui, à la lumière des confirmations par Mediapart des massacres du 17-Octobre et de leur connaissance par les plus hautes autorités de l’État, il est de l’honneur, du devoir et du rôle du président de la République de prendre la parole. Et pour revisiter la fin du poème La gueule du loup de Kateb Yacine : « Et maintenant va-t-il parler / Et maintenant va-t-il se taire ? »

https://histoirecoloniale.net/De-Gaulle-et-le-massacre-des-Algeriens-a-Parisautour-du-17-octobre-1961.html

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