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Des Algériens qui deviennent des frères. Témoignage de Jacques Gaillot, évêque de Partenia

mardi 13 mars 2018, par Gérard C. Webmestre

Jacques Gaillot, évêque de Partenia, revient sur ses années algériennes. Il s’est retrouvé, malgré lui, responsable d’une SAS. Ce qui lui a permis d’entrer en contact quotidien avec des Algériens, de s’ouvrir à l’Islam et aux autres religions.

Des Algériens qui deviennent des frères

Après quatre mois de classe dans l’Infanterie coloniale à Fréjus, je fus envoyé en Algérie à l’Ecole de Cherchell en septembre 1957. Pendant ces six mois de formation, je me voyais mal chef de section entraînant des hommes au combat. J’avais l’impression d’être sur une autoroute où il n’y avait pas de sortie. Mais par chance, l’une d’elle se présenta à moi : faire partie des SAS (section administrative spécialisée), sous l’autorité des Préfets, pour la pacification des populations.

Nommé à la SAS de Maoklane

Je me portai volontaire. A la sortie de Cherchell, je participai à un stage de trois semaines à Alger pour une initiation à la culture arabe, à ses traditions et à la religion musulmane.

Envoyé à Sétif, ville historiquement rebelle, située sur les Hauts -Plateaux à 1100 m d’altitude, le préfet me nomma à la SAS de Maoklane, 1000m d’altitude, située à 70 km de Sétif en petite Kabylie. Elle était classée en zone à risque n°1. C’était en mars 1958.

L’officier d’active, chef de cette SAS, avait trente moghaznis sous ses ordres. Homme respecté, Il était à fond pour l’Algérie française. Dans les villages sa « prédication » ne variait pas. Je me souviens que dans une école, l’instituteur faisait réciter à ses élèves les ’dix commandements. » Premier commandement : « L’Algérie est française.’

Je n’en revenais pas ! Je commençais à m’interroger : pourquoi la France est-elle venue dans ce pays qui n’est pas le sien ? Pourquoi se donner tant de mal pour affirmer que la France et l’Algérie ne font qu’un ?

Le lieutenant terminait son temps et rejoignit son régiment d’origine. Un autre lui succéda, mais peu de temps après, il fut grièvement blessé par l’explosion d’une bombe et rapatrié en France.Me voici devenu, malgré moi, responsable.

{{}}Des prisonniers à respecter

Je me sentis vite attaché à cette population peu nombreuse à l’époque et qui vivait si pauvrement. Quand j’étais avec elle, je me sentais bien. Ces Algériens devenaient peu à peu des frères. J’aimais prendre du temps avec eux, les rencontrer, les écouter. Ils avaient tant de choses à dire !

Je roulais en jeep sur une piste en très mauvais état, quand j’aperçus une cinquantaine d’hommes qui travaillaient, en silence et en plein soleil, à casser des pierres pour améliorer la piste. En voyant ces prisonniers qui travaillaient toute la journée, je fus saisi de compassion. Comme nourriture et boisson, ils se contentaient de ce que les familles pouvaient leur apporter.

Je suis allé plaider leur cause au capitaine, commandant l’escadron tout proche, pour que ces hommes soient respectés. Quelques- uns seront libérés.

Un mourant à sauver

Au cours d’une après-midi, j’étais en jeep avec un moghazni à mes côtés. L’horizon s’étendait loin avec une succession de montagnes. Il n’y avait pas d’arbres. La piste était étroite et rocailleuse. A un tournant, trois hommes debout me firent signe d’arrêter. Visiblement ils m’attendaient, le visage grave. Qu’allait-il se passer ? Ils me supplièrent d’amener à l’hôpital un malade de leur famille.

Ce n’était pas raisonnable de laisser la jeep avec un moghazni. Ni pour moi de partir avec trois inconnus. Je pris ce risque… Nous descendons la colline sur un étroit sentier, en file indienne et en silence. Le temps passe. Je ne vois toujours pas de mechtas. C’est plus loin que je ne pensais. Je ne me sens pas rassuré. Est-ce un piège ? Suis-je pris en otage ?

Soudain au creux d’une vallée, j’aperçois enfin quelques mechtas. Ouf ! Nous entrons dans l’une d’elle protégée de la lumière. Un homme d’une grande maigreur qui ne peut plus parler, gît sur une natte à même le sol. Son regard est suppliant. Il souffre, mais quelle dignité sur son visage ! Des femmes se tiennent debout et l’entourent de leur affection. On me supplie d’amener le malade à l’hôpital. Cette demande me paraît insensée. L’hôpital est loin, environ une heure de piste ! Le malade ne supportera jamais une telle épreuve !

Mais les familles aiment tellement celui qui va les quitter, qu’elles veulent tout tenter pour lui. J’accepte ce qui me paraît être une mission impossible ! Quatre hommes portent sur un brancard le mourant. A l’arrière de la jeep un homme fort tient dans ses bras celui qui semble déjà mort, tel la Pietà de Michel-Ange : Marie tenant Jésus descendu de la croix.

Je conduis doucement, évitant « les nids de poule »de la piste. Soudain, après une demi-heure de piste, notre malade rend son dernier souffle. Nous retournons vers la famille. J’étais peiné de ramener un mort. Mais tout le monde me remercia chaleureusement et me consola car on avait tout tenté pour celui qui tenait une si grande place dans leur cœur. Cet épisode me marqua.

Activités quotidiennes

A certains jours, la SAS de Maoklane est une ruche. On vient au bureau de poste toucher l’argent des mandats qui viennent de France. Une manne qui fait vivre les familles tout le mois !

Une longue file d’attente est là pour que je signe leur laisser-passer. Grâce à ce précieux papier, Ils pourront se déplacer et passer les contrôles militaires.

Celui qui est au poste radio reçoit souvent des messages du poste militaire voisin : annonce de manœuvres, de patrouilles dans les parages, informations diverses… L’infirmerie ne désemplit pas, avec un infirmier qui sait accueillir ceux qui souffrent et donner des médicaments.

Je participe à la fête des villages avec les maires pour l’inauguration d’une fontaine, d’une salle de classe, d’une piste rendue praticable…Des travaux que nous avons voulus et menés ensemble, grâce aux subventions de la France.

Découverte de l’Islam

Je suis invité dans des familles pour les fêtes religieuses, les mariages. Je découvre peu à peu ce qu’est l’Islam dans leur vie. Ils ont confiance en Dieu et s’en remettent à lui. La prière est une respiration de leur âme. Ils apprécient que je sois un homme de Dieu et sont heureux que je puisse devenir prêtre.

Un personnage influent qui avait le titre de « Caïd » me fit un jour cette confidence : « Les fellaghas m’ont dit qu’ils ne vous feraient rien ». Ce n’était un secret pour personne que les fellaghas passaient dans les villages ! Cette confidence du Caïd fit grandir en moi la confiance au peuple algérien.

Le temps arrivait où je devais quitter l’Algérie toujours en guerre. Je me demandais ce qu’allaient devenir tous ces Algériens qui avaient fait confiance à la France ! J’avais compris, enfin, que la France était un pays colonial. Un pays qui ne gagnerait pas la guerre. Que la violence ne réglerait rien.

Quant à moi, la rencontre de croyants musulmans avait approfondi ma foi au Christ et affirmé ma vocation. L’Algérie m’avait rendu non violent, ouvert à l’Islam et aux autres religions. Sur les deux rives de la Méditerranée, nous resterons des frères.

Jacques Gaillot, Evêque de Partenia, Paris 13 mars 2018