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En Algérie, le besoin de mémoire, en dépit du trop-plein de célébrations officielles

lundi 12 novembre 2018, par Michel Berthelemy

L’universitaire algérien Brahim Senouci réside à Oran et à Paris. Très proche de la 4ACG, il intervient avec elle dans les lycées et collèges.

(Histoire coloniale et post-coloniale, mercredi 31 octobre 2018)
Pour Brahim Senouci, beaucoup de jeunes algériens disent leur ras-le-bol devant le trop-plein de commémorations officielles de la guerre d’indépendance. Mais le problème est que ces célébrations n’ont aucun caractère populaire et que la confiscation de la mémoire par le pouvoir provoque chez les jeunes algériens une ignorance abyssale de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation. Face à ceux qui préconisent l’oubli, il défend une véritable transmission vers eux de la connaissance du passé.

Un ami journaliste algérien me rapporte une observation qui lui a été faite (en toute amitié) par un homologue français. Celui-ci trouvait qu’il y avait trop de célébrations de la guerre d’indépendance en Algérie, qu’elles étaient répétitives et, pour tout dire, barbantes (sic). Il se demandait pourquoi on n’avait toujours pas tiré un trait sur cette période et ce qu’on attendait pour décréter l’oubli…
Ce journaliste n’a pas l’apanage de ce genre de sortie. Beaucoup d’Algériens, notamment les plus jeunes, déclarent volontiers leur ras-le-bol devant le trop-plein d’anniversaires d’épisodes liés à la guerre. Des intellectuels cèdent eux-mêmes à ce tropisme et appellent à en finir avec le ressassement (ad nauseam, ajoutent les vieux latinistes).
Alors, qu’est-ce à dire ? Y a-t-il vraiment une exaltation de la mémoire telle qu’elle imprègnerait le quotidien des Algériens ? La réponse est évidemment non. Bien sûr, il y a des jours fériés qui correspondent à certaines dates jugées marquantes, le 1er novembre bien sûr, qui renvoie au 1er novembre 1954, qui voit le déclenchement de la Révolution, le 20 août, qui rappelle les massacres de Skikda en 1955, le 8 mai pour raviver le souvenir de la gigantesque ratonnade de Sétif, Guelma, Kherrata…, en 1945. Clin d’œil de l’Histoire que la concomitance de cette horreur avec la "victoire" sur le nazisme, qui était censée inaugurer une ère nouvelle pour l’humanité…

L’effet négatif des célébrations officielles

Le problème est que ces "célébrations" n’ont aucun caractère populaire. Les Algériens s’en désintéressent totalement et n’en retiennent guère que la perspective d’un ou deux jours de congé. Les cérémonies ont toutes un caractère officiel. On diffuse dans les villes et les villages des chants patriotiques, toujours les mêmes. Les meetings regroupent pour l’essentiel des députés, sénateurs, ministres, distillant des laïus redondants avec des mines compassées. Ces jours-là, les Algériens désertent les télévisions publiques pour se replier sur les chaînes étrangères.
Pourtant, ces anniversaires renvoient à des faits précis, des épisodes tragiques qui se sont traduits par des centaines de milliers de morts. Le drame, c’est que la confiscation de la mémoire et son instrumentalisation par un Pouvoir honni couvrent de discrédit tout ce qui vient de celui-ci.
Si l’on questionnait de jeunes Algériens à propos de ces événements dont le rappel indispose ce journaliste Français et ces intellectuels Algériens, il apparaîtrait qu’ils ne souffrent pas d’une hypertrophie mais d’une hypotrophie de la mémoire. En effet, leur ignorance de l’Histoire et la montée des préjugés envers un récit mité par les mensonges les amènent à faire, au pire comme si cette histoire n’existe pas, au mieux, qu’elle ne mérite pas d’être rapportée. Le résultat, c’est une ignorance abyssale de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, ignorance dont ils n’ont pas conscience et n’expriment aucun désir d’en sortir.
Ce serait trop simple d’imputer responsabilité de la noirceur de ce tableau au seul Pouvoir. Après tout, l’Algérie n’a pas le monopole de la corruption ou des passe-droits. Sa révolution a été marquée par des actes héroïques, mais aussi par des trahisons et de luttes fratricides. Mais les révolutions les plus légitimes ont toutes usé de violence. Elles emportent les leurs mais elles ont toutes leur lot de meurtres d’innocents. Mais il se trouve que l’Algérie est l’un des pays décolonisés qui a été le plus loin dans la déconstruction de sa mémoire. Cela tient probablement à la nature spécifique de la colonisation dont elle a été l’objet.
La société algérienne est frappée d’anomie. Elle trouve dans un conservatisme étroit un sentiment de sécurité dont le prix est l’abandon de toute velléité de prise en main de son devenir. Le verbe reste haut mais les conversations sont minimalistes. Chacun se cantonne dans une attitude d’une extrême prudence, veillant à ne pas déranger l’ordonnancement d’une réunion qui ferait courir un risque au consensus global.

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Quelles sont les raisons qui expliquent cette attitude ?

Des injonctions venues de France mais aussi d’Algérie somment la société algérienne d’en finir avec la tentation de voir un lien entre sa condition dégradée et la colonisation. La rhétorique utilisée est grossière. Elle transparaît dans le bref échange d’Emmanuel Macron avec un jeune Algérien. Le président français ne goûte guère la sortie de ce jeune homme qui lui demande de reconnaître les crimes coloniaux. L’échange vaut d’être rapporté. Le Président commence par se défendre en disant que la France a assumé depuis longtemps cette page de son histoire. Le jeune homme lui reproche lui reproche alors d’éviter d’aborder le fond du sujet. Voici la réaction du Président :
Emmanuel Macron : Qui évite quoi ? J’évite de venir vous voir ? J’évite de dire ce qui s’est passé ? Mais il s’est passé des choses, comme je l’ai dit... Il y a des gens qui ont vécu des histoires d’amour ici. Il y a des gens, Français qui aiment encore terriblement l’Algérie, qui ont contribué et qui ont fait des belles choses, il y en a qui ont fait des choses atroces. On a cette histoire entre nous mais moi j’en suis pas prisonnier. Mais vous, vous avez quel âge ?
Le jeune homme  : J’ai 25 ans.
Emmanuel Macron : Mais vous n’avez jamais connu la colonisation ! Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ? Vous votre génération, elle doit regarder l’avenir.

Cette sortie est terrible. Elle signifie que la France, après avoir colonisé l’Algérie, après avoir commis le cortège de massacres que l’on sait, s’estime déliée de toute obligation vis-à-vis de son ancienne colonie à dater du 5 juillet 1962 ! Pire encore, il engage la jeunesse de ce pays à oublier le passé et à se tourner vers l’avenir ! Il participe ainsi au révisionnisme ambiant qui tente d’imposer une lecture de la période coloniale sous des couleurs fallacieuses. Bigre ! A cette aune, les jeunes Français devraient ignorer Clovis, ce qui ne serait pas si grave, mais aussi Klaus Barbie, le Vel’d’hiv’, la collaboration, l’occupation allemande, Oradour… Angela Merkel serait en droit de renvoyer dans les cordes un jeune Français qui lui demanderait des comptes sur le passé nazi de l’Allemagne et de lui enjoindre d’oublier ces choses qui ne sont pas de son âge "en se tournant vers l’avenir".

Les silences qui suivent l’occupation coloniale sont aussi d’essence coloniale…

Personne ne peut dire ce que serait devenue l’Algérie si elle avait échappé à la colonisation. Notons tout de même qu’elle produisait du blé qu’elle vendait, notamment à la France. Notons également que, de l’aveu même des généraux qui l’ont investie et détruite, la population de l’époque était très loin d’être analphabète. Bien au contraire, presque tous les Algériens savaient lire et écrire. Il y avait des centaines d’écoles (medersas) qui dispensaient un enseignement religieux mais aussi la grammaire et les mathématiques. Ces écoles étaient financées notamment par le produit des biens Habous (biens de mainmorte). Vers 1843, une grande partie de ces biens a été confisquée. La majorité des écoles ont fermé leurs portes faute de subsides. C’est ainsi que des dizaines de générations d’Algériens ont été désalphabétisées, voire lobotomisées. Ce n’est pas le moindre des crimes de la colonisation. Qui pourrait nier que l’état de l’Algérie actuelle ne doit rien à cette coupure, ce hiatus ?
Comme le note fort justement Karima Lazali dans son livre Le trauma colonial (La Découverte, à Paris, et les éditions Koukou, à Alger), plus d’un demi-siècle après l’indépendance, les subjectivités continuent à se débattre dans des blancs de mémoire et de parole. Qui pourrait croire que ces blancs de mémoire ne sont pas imputables à la rupture des transmissions durant ce hiatus ?
Alors, à celles et ceux, en Algérie et en France, qui nous pressent d’oublier, permettez-nous d’apprendre et d’enseigner d’abord ce que nous devons oublier…
Source :
http://histoirecoloniale.net/En-Algerie-le-besoin-de-memoire-en-depit-du-trop-plein-de-celebrations.html

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