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Hicham Benaissa : La mort de Nahel M. s’inscrit dans la continuité historique des crimes racistes commis à l’encontre des Noirs et des Arabes de ce pays
jeudi 27 juillet 2023, par ,
Publié par Le Monde le 15 juillet 2023.
Source : histoirecoloniale.net
Hicham Benaissa est docteur en sociologie, rattaché au laboratoire du Groupe sociétés, religions, laïcités de l’École pratique des hautes études et du CNRS. Il est notamment l’auteur du livre « Le Travail et l’Islam. Généalogie(s) d’une problématique » (Éditions du Croquant, 2020).
Il rappelle ici, dans une tribune au Monde, qu’il est vain de croire que le calme revenu après les émeutes en banlieue est durable. Selon lui, la colère se manifestera tant que nos institutions ne regarderont pas notre passé colonial en face.
Un fait devient social et historique, nous enseigne Emile Durkheim, lorsqu’il est régulier, objectif, général. C’est d’ailleurs à ce titre que le sociologue s’est intéressé au crime en tant qu’objet qui répond aux critères d’un phénomène social. Indépendamment de la volonté des uns et des autres, un fait social s’impose à nous de l’extérieur, à tel point que nous pouvons en donner des prévisions.
La sociologue Rachida Brahim a fourni un travail de recherche précieux qui a consisté à recenser le nombre de crimes racistes commis entre 1970 et 1997. Elle a listé, au total, 731 actes, soit une moyenne de 27 cas par an. Dans le cadre d’un débat critique et universitaire, on peut, si on le souhaite, débattre des chiffres et des concepts, mais il sera difficile de contester la constance et la régularité de ce phénomène. Et, au-delà de la statistique froide, il faut rappeler à la conscience publique la nature précise de quelques événements marquants.
Il y a plus de soixante ans, le 17 octobre 1961, la police réprime dans le sang une manifestation d’Algériens à Paris. Des dizaines de morts par balle. Certains sont jetés dans la Seine, meurent noyés. Ils sont des centaines à être blessés, mis en détention, frappés à coups de crosse. En 1973, le racisme s’exprime dans sa banalité la plus extrême. Dans la nuit du 28 au 29 août, près de la cité de La Calade, à Marseille, Ladj Lounes, 16 ans, est abattu de plusieurs balles dans le corps par le brigadier Canto. La ville, cet été-là, est l’épicentre d’un terrorisme raciste aveugle : 17 Algériens y meurent dans une quasi-indifférence de la police et de la justice. On estime à un peu plus de cinquante les crimes à caractère raciste visant les Maghrébins dans toute la France.
Mépris de race
Dans la nuit du 19 au 20 juin 1983, au milieu du quartier des Minguettes, à Vénissieux (Rhône), un policier tire une balle de 357 Magnum dans l’abdomen de Toumi Djaidja. Il est grièvement blessé mais s’en sort. Sur son lit d’hôpital, il a l’idée d’une marche qui irait de Marseille à Paris. Objectifs : dénoncer les crimes racistes dont sont l’objet les immigrés et leurs enfants, et exiger qu’on les traite avec égalité. Sur leur trajet, les marcheurs apprennent la mort de Habib Grimzi, défenestré du train Bordeaux-Vintimille par trois candidats à la Légion étrangère.
Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, des étudiants manifestent contre le projet de réforme universitaire Devaquet. Malik Oussekine sort d’un club de jazz où il avait ses habitudes, dans le 6e arrondissement de Paris. Il est alors pris en chasse par des policiers « voltigeurs » et meurt dans un hall d’immeuble, au 20, rue Monsieur-le-Prince, sous une pluie battante de coups de pied et de matraque de trois CRS. Plus récemment encore : Zyed Benna, 17 ans, et Bouna Traoré, 15 ans, en octobre 2005, Adama Traoré en juillet 2016, et Nahel M. en juin. Pourquoi ce dernier est-il mort ? Parce que c’était prévisible. Il avait plus de risque d’être abattu par un policier qu’un autre jeune homme de son âge issu de milieu et d’origine différents.
En réalité, Nahel M. n’avait pas son âge. Il était vieux du monde qu’il portait dans sa chair, ce monde dans lequel les corps sont hiérarchisés, plus ou moins exposés à l’injure, à la violence physique, à la mort. Ils ne sont pas que biologiques, mais aussi sociaux et symboliques, ce par quoi passent nos jugements, nos désirs, nos dégoûts, structurés par l’histoire d’un monde qui les précède. L’histoire de la mort de Nahel M., c’est l’histoire d’un corps frappé, dès son plus jeune âge, du sceau du mépris de classe et de race.
Sa mort n’est pas un accident, ni un fait divers perdu dans le flux chaotique du présent. Elle s’inscrit dans la continuité historique des crimes racistes perpétrés à l’endroit des Noirs et des Arabes de ce pays. Depuis une date inconnue, la société française entretient avec le corps de Nahel M., et de tous les autres, une relation raciale, seule explication valable permettant de justifier, des dizaines d’années après, leur agglomération continue dans les mêmes lieux délabrés et méprisés, à la périphérie des grandes villes.
Jeunesse abandonnée
Parce que si le racisme trouve sa forme la plus violente dans le crime, il est avant toute chose un rapport banalisé à la société entière. Il vient se loger jusque dans l’intimité, dans le rapport à soi, puis dans le rapport aux autres, aux institutions, à l’école, au logement, au travail, à la justice. En 2020, le Défenseur des droits écrit, dans la synthèse d’un rapport intitulé « Discriminations et origines : l’urgence d’agir » : « Il ressort de toutes les études et données à la disposition du Défenseur des droits que les discriminations fondées sur l’origine restent massives en France et affectent la vie quotidienne et les parcours de millions d’individus, mettant en cause leurs trajectoires de vie et leurs droits les plus fondamentaux. » Contre les tentatives de déresponsabilisation de l’État, il faut répondre. C’était là, sous vos yeux.
Si on reprend le fil historique des révoltes contre les crimes racistes, on remarquera qu’elles sont plus amples, plus violentes, plus spontanées. La dynamique est au nombre. Mais elles sont aussi plus désorganisées car davantage portées par des individus d’une extrême jeunesse qui se révoltent sans grande orientation intellectuelle. Cette même orientation qui pourrait leur donner les outils pour comprendre, et donc maîtriser, les raisons de leur colère en les formulant au travers d’objectifs politiques clairs. Une jeunesse en grande partie abandonnée à l’idéologie d’un capitalisme sauvage et sans horizon, à qui on fait miroiter avoir et paraître, succès et fortune, auxquels, sur le plan statistique, ils ont peu de chance d’avoir accès.
Mais on se trompe dangereusement si l’on croit que le feu est éteint et qu’on peut tranquillement retourner à nos affaires. Cela reviendra, parce qu’il y a ici la nature d’un fait social régulier, objectif et général. Avec une particularité supplémentaire : le conflit ne se situe plus uniquement sur le terrain du social mais aussi sur le plan des idées. L’explication traditionnelle de ces révoltes est aujourd’hui concurrencée par des théories et des argumentaires d’une classe moyenne supérieure culturelle et économique partageant avec cette jeunesse une histoire commune.
Cette lutte sociale et intellectuelle nous conduira inévitablement (mais à quel prix ?) vers un travail collectif de redéfinition des principes de la nation française, à partir de la diversité de ses composantes. Comme souvent dans l’histoire de France, cela passera sans doute par une réorganisation institutionnelle de son régime. La Ve République s’est ouverte en pensant tourner définitivement la page avec son passé colonial. La VIe devra le regarder en face.
Hicham Benaissa
Source :
https://histoirecoloniale.net/L-ampleur-du-racisme-systemique-en-France-et-son-deni-officiel.html
Messages
1. La religion sécuritaire , 28 juillet, 16:26, par Albert Dumont
La religion sécuritaire
par Benoît Bréville
Vaulx-en-Velin, 6 octobre 1990. Thomas Claudio, 21 ans, circule à moto quand il est percuté par une voiture de police. Il meurt sur le coup. Pendant quatre jours, la ville s’embrase. Des commerces sont pillés, des voitures incendiées, des écoles mises à sac, des pompiers blessés, des journalistes molestés. « Ces événements, le chômage et l’absence de formation des jeunes en sont responsables », analyse alors un député-maire de droite, M. Nicolas Sarkozy (1).
Clichy-sous-Bois, 27 octobre 2005. Poursuivis par les forces de l’ordre, deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, se réfugient dans un transformateur et décèdent électrocutés. Des heurts éclatent en Seine-Saint-Denis, qui s’étendent bientôt à l’ensemble du pays. Après trois semaines de révolte, le président Jacques Chirac déplore que « certains territoires cumulent trop de handicaps, trop de difficultés », et appelle à combattre « ce poison pour la société que sont les discriminations ». Il fustige également l’« immigration irrégulière et les trafics qu’elle génère » ainsi que les « familles qui refusent de prendre leurs responsabilités ».
Nanterre, 27 juin 2023. Nahel Merzouk, 17 ans, est abattu d’une balle dans la poitrine lors d’un contrôle routier. Les émeutes se répandent comme une traînée de poudre dans tout le pays. L’épisode sera court (cinq jours), mais intense : 23 878 feux sur la voie publique, 5 892 véhicules incendiés, 3 486 personnes interpellées, 1 105 bâtiments attaqués, 269 assauts contre des commissariats, 243 écoles dégradées. « Ces événements n’ont rien à voir avec une crise sociale », mais tout avec la « désintégration de l’État et de la nation », estime le candidat pressenti de la droite (Les Républicains, LR) à la prochaine élection présidentielle, M. Laurent Wauquiez (2). Et gare à celui qui prétend le contraire, accusé aussitôt de justifier la violence, d’alimenter la culture de l’excuse, voire d’être un « factieux » et un « danger pour la République » (3).
Par les réactions qu’elles suscitent, les émeutes urbaines à répétition reflètent l’évolution du paysage politique français, passé au rouleau compresseur sécuritaire et identitaire. Hier avancée comme une évidence, l’explication sociale se trouve reléguée à l’arrière-plan ; en faire état est aujourd’hui proscrit. Par le passé, tout gouvernement confronté à un tel événement annonçait la mise en œuvre d’un plan banlieue pour remédier aux multiples inégalités dont souffrent ces territoires. Une fois l’attention retombée, cela se traduisait par des mesures peu ambitieuses — quelques emplois aidés, des subventions aux associations, des crédits pour rénover les bâtiments… Ces plans étriqués, une dizaine depuis les années 1980, n’ont évidemment rien résolu, ni le chômage, ni la ségrégation, encore moins les tensions entre les jeunes et la police. Mais leur empilement a fini par installer l’idée que l’État en aurait déjà trop fait pour les banlieues et qu’il serait temps de se recentrer sur les « vrais problèmes » : immigration, islam, démission des parents, laxisme de la justice, jeux vidéo, réseaux sociaux… Un discours taillé sur mesure pour opposer artificiellement banlieues et campagnes, ces territoires abandonnés où vivent les classes populaires.
Benoît Bréville
(1) Entretien avec Valeurs Actuelles, cité dans « Vingt ans après les émeutes, hommage à Thomas Claudio », Lyon Capitale, 7 octobre 2010.
(2) Le Figaro, Paris, 12 juillet 2023.
(3) Selon les termes employés par M. Éric Ciotti, président des Républicains, pour qualifier M. Jean-Luc Mélenchon.
https://www.monde-diplomatique.fr/2023/08/BREVILLE/65988