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Histoire du système d’enseignement colonial en Algérie

jeudi 7 avril 2022, par Michel Berthelemy

L’histoire de l’enseignement colonial en Algérie a longtemps balancé entre deux nécessités contradictoires : d’une part faire œuvre de « civilisation » par la culture, d’autre part éviter de trop émanciper les Algériens, source de main-d’œuvre bon marché pour le colonisateur. Aïssa Kadri a bien analysé la question dans l’ouvrage dont nous extrayons ici quelques passages.

L’histoire de la politique scolaire coloniale n’a jamais été ce lent mouvement de civilisation des populations locales présentes seulement par leur refus. Elle apparaît plutôt comme un processus profondément contradictoire dont les déterminants sont à rechercher aussi bien chez les émetteurs de cette politique qu’au niveau de ses récepteurs. Elle se laisse donc apprécier moins en termes d’effectifs algériens qui ont transité par le système de l’enseignement colonial qu’en termes de rapport de communication. Il importe de saisir, au-delà du contenu de l’émission et dans la perspective de ce qu’est l’école aujourd’hui en Algérie et de ce qu’elle représente, la manière dont le message, ici l’école, est capté, interprété et assimilé à partir des caractéristiques propres de la société réceptrice.

Une contradiction insurmontable

La politique scolaire coloniale a été très tôt et jusqu’à une date tardive prise au piège d’une contradiction insurmontable : scolariser, c’est acculturer mais c’est aussi éveiller les consciences et courir le risque de mettre en cause le rapport colonial. Cette ambiguïté apparaît constitutive du projet colonial et inhérente au type même de colonisation. Les hésitations qui ont caractérisé la période de l’immédiate intrusion coloniale se révèlent de ce point de vue comme les prémices d’une caractéristique qui va traverser toute la politique scolaire coloniale et ceci jusqu’à la veille de l’indépendance.
Même la politique engagée à partir de 1883, pourtant totalement inscrite dans le mouvement plus large de développement du capitalisme dont elle prépare avec les lois foncières et plus généralement les lois assimilatrices (loi de 1880 sur la réglementation du culte et de l’enseignement libre) les conditions d’achèvement de sa domination, parce qu’elle se révélait relativement favorable à la promotion des populations locales, n’échappe pas à des remises en cause tant de la part des colons que de ses promoteurs.
Certes les politiques scolaires qui précèdent 1883 et celles qui la suivent ne se ressemblent pas : les premières sont marquées par une certaine discontinuité, un éclatement ; elles relèvent pour la plupart de tâtonnements, d’expérimentations, les secondes apparaissent plus cohérentes, plus systématiques, mais force est de constater que du point de vue de leurs « retombées », de leurs effets sur le développement de la scolarisation des Algériens, il n’y a guère de grandes différences. En effet si les républicains manifestent un intérêt certain pour l’instruction des indigènes, pour leur « émancipation intellectuelle », ce n’est souvent pas par pur altruisme ; c’est plutôt parce qu’ils ont conscience que la réussite de l’entreprise coloniale est à ce prix ; en tout cas leur conception même de la colonisation les y invite. Pour Ferry notamment, pour qui la question coloniale est « la question même des débouchés » et « les colonies un placement de capitaux des plus avantageux », il importe d’élever les populations locales à la dignité « de consommateurs » et « de producteurs », et c’est la scolarisation qui doit y pourvoir. Cependant celle-ci doit être contrôlée et limitée. Il ne faut pas dépasser un certain seuil d’éducation. Le discours de Ferry est à cet égard très clair ; l’œuvre scolaire n’a pas pour objectif de prendre en charge la promotion totale des populations dominées. Les républicains sont convaincus que la domination coloniale ne peut se pérenniser sans une acculturation contrôlée ; ils n’envisagent pas un élargissement de la scolarisation au-delà du primaire, au-delà d’un minimum d’acquisition de la langue française et de rudiments de savoirs techniques.

Jules Ferry : apprendre aux jeunes Algériens, le français, et rien d’autre...

Citons Jules Ferry : « On dit – et le fait dans sa généralité est vrai – que le jeune arabe, le jeune kabyle, le musulman jusqu’à l’âge de douze ans ou de treize ans montre tous les signes d’une vive intelligence, remarque Ferry, mais à ce moment, poursuit-il, il se produit dans son organisation une crise et dans son intelligence un arrêt de développement. Il se marie jeune et il est perdu non seulement pour l’école mais même ajoute-t-on pour la civilisation française ! Messieurs, je pourrais répondre que la crise à laquelle on fait allusion est la même chez les jeunes tunisiens ; je me contenterai d’une réponse plus simple encore. Si la crise éclate dans la quatorzième année, gardons-les toujours jusqu’à cet âge, propose Ferry, c’est assez, bien assez puisque nous ne voulons pas leur rendre familiers nos beaux programmes d’enseignement primaire que nous ne voulons leur apprendre ni beaucoup l’histoire ni beaucoup de géographie mais seulement le français, le français avant tout, le français et rien d’autre. Si vous le voulez. Et si nous ajoutons à cela, comme on en a fait l’essai heureux dans un certain nombre d’école, un petit enseignement pratique et professionnel, nous nous apercevons bien vite que le coran n’est en aucune façon l’ennemi de la science, même sous son aspect le plus humble et le plus élémentaire ; et ces populations qui sont avant tout laborieuses, malheureuses, vouées au travail manuel, comprendront vite de quel secours peut bien être cette modeste éducation française, dans leur lutte pour la vie de chaque jour ».

Les freins à la scolarisation des Algériens n’apparaissent en effet que comme la résultante des contradictions qui sont au cœur même du projet colonial ; celles-ci expriment la réalité de l’affrontement entre des stratégies apparemment différentes – lobby colon et pouvoir métropolitain – mais en fait non antagonistes et parfois même profondément solidaires. Ce qui sépare l’action du colonat de la politique envisagée par Paris n’est pas une différence de nature mais de degré. On ne peut comprendre autrement les multiples tergiversations comme les accords qui vont se développer autour de la question de la scolarisation des Algériens.

La France et l’Algérie, leçons d’histoire, ENS Editions, 2007

Texte intégral : https://books.openedition.org/enseditions/1268?lang=fr

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