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Les illusions perdues de la presse algérienne

dimanche 24 juillet 2022, par Gérard Webmestre

Ryad Kramdi, 14 avril 2022/AFP

Un milliardaire qui se déleste d’un journal devenu « toxique » pour les affaires, des journaux dépendant de la manne publicitaire étatique en difficulté financière, des TV privées au statut bancal, une presse électronique qui n’arrive pas à émerger et des journalistes dans la précarité : à l’occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse, Orient XXI éclaire les sombres perspectives des médias algériens.


Lakhdar Benchiba > 3 mai 2022

Durant tout l’été, Orient XXI explore ses archives et vous propose chaque semaine de redécouvrir des articles publiés ces dernières années et qui ont conservé tout leur intérêt.

Des clous ultimes enfoncés dans un cercueil surmonté du mot « Liberté ». C’est ainsi que le caricaturiste Dilem a dessiné le 14 avril 2022 le dernier bouclage d’un des principaux journaux francophones algériens. Lancé le 27 juin 1992 alors que l’Algérie s’enfonçait dans une guerre intérieure à la suite de l’arrêt du processus électoral largement emporté par les islamistes, le journal Liberté qui se définissait comme républicain et démocrate — « éradicateur », disent ses critiques — disparaît par décision de son propriétaire, Issad Rebrab, première fortune du pays (estimée à 5,1 milliards de dollars, soit 4,84 milliards d’euros, selon Forbes).

Une décision « irrévocable » malgré les appels à sauver le journal, mais sans réelle mobilisation des salariés qui ont signé un accord avec les représentants du milliardaire sur les indemnisations et les offres de reclassement dans les autres entreprises du groupe Cevital. Créé en 1998, ce groupe bénéficie d’appuis au sein du pouvoir, une des règles du capitalisme algérien qui lui permet d’avoir pendant longtemps un quasi-monopole sur les importations de produits très demandés comme le rond à béton, le sucre et l’huile. Même si ses thuriféraires aiment à le présenter comme une sorte d’opposant, Rebrab était bien en cour dans les arcanes du pouvoir… jusqu’en 2015. Le journal Liberté — tout comme El Watan, Le Matin et d’autres — avait soutenu Ali Benflis contre Abdelaziz Bouteflika à l’élection présidentielle de 2004. Tout comme d’ailleurs une bonne partie des apparatchiks du Front de libération nationale (FLN). Hormis Le Matin suspendu et son directeur Mohamed Benchicou emprisonné par vengeance du clan Bouteflika, il n’y a pas eu de représailles, ces positionnements ayant eu pour effet de crédibiliser une élection au résultat évident.

Les recompositions au sein de l’appareil sécuritaire qui ont suivi l’attaque terroriste sur la base gazière de Tiguentourine en janvier 2013 vont cependant lui faire perdre peu à peu des appuis essentiels. L’homme, qui s’est déployé à l’international, commence à se plaindre de « blocages ». En 2016, deux mois après avoir racheté le groupe El Khabar (le quotidien arabophone au plus fort tirage et une chaîne de télévision), le tribunal administratif d’Alger saisi par le ministère de la communication annule la transaction. Les ambitions médiatiques de Rebrab, à qui le clan Bouteflika reproche de se mêler de politique, sont étouffées dans l’œuf.

En avril 2019, face à la contestation politique portée par le Hirak, l’ancien chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd-Salah lance une opération « mains propres » ciblant des responsables gouvernementaux et des hommes d’affaires proches de Saïd Bouteflika. Issad Rebrab est happé dans l’opération. Il est arrêté le 23 avril 2019 et sera libéré le 1er janvier 2020 après avoir écopé d’une peine de 18 mois de prison dont 6 fermes pour « infractions fiscales, bancaires et douanières ».

Se débarrasser d’un « actif toxique »

Dans une déclaration publiée dans le dernier numéro de Liberté, Issad Rebrab justifie sa décision par la situation économique du journal qui « ne lui permet qu’un court et vain sursis (…) Depuis un temps, le journal est distribué à perte. Et la perspective n’est point encourageante ».

L’explication laisse sceptique. Les raisons évoquées par le propriétaire et les autres personnes concernées laissent supposer de « nombreux non-dits », estime Abdelkrim Boudra, consultant et militant associatif :

On ne peut que spéculer ; indéniablement, nous vivons une période de crise du capitalisme algérien, qui a permis le renforcement des positions des entreprises toutes générations confondues, avec l’émergence d’une nouvelle classe d’oligarques à l’appétit vorace et qui sont entrés en conflit, avec les capitalistes de la génération 1 et de la génération 2 (comme Rebrab). Ces guerres de position n’ont pas épargné le secteur des médias. Et ce, depuis plusieurs années. En bon commerçant, Rebrab a dû faire ses calculs et arriver à la conclusion que l’investissement dans le secteur des médias est devenu un actif toxique dont il fallait se débarrasser.

De fait, le milliardaire qui a annoncé dans la foulée son départ à la retraite a invoqué un autre motif : faire en sorte que ses héritiers se consacrent « au seul impératif de développement des activités industrielles du groupe, libérées des contraintes particulières de gestion d’une entreprise de presse ».

En clair, l’ère Rebrab, homme d’affaires médiatique et politique prend fin. Les héritiers reviennent à la règle d’airain du vivre caché du capitalisme algérien. Cela fait sens, selon Abdelkrim Boudra :

Le capitalisme algérien né au lendemain de l’indépendance (génération 1), a vite compris que pour survivre il lui fallait être discret. Et vivre à l’ombre de l’État… Cette règle a volé en éclats avec la deuxième génération d’entrepreneurs nés dans le sillage des réformes de Mouloud Hamrouche

Socialement, il s’agit d’une nouvelle catégorie avec de nouveaux codes. C’était l’ère de la communication, des relations publiques et du lobbying… y compris dans l’investissement dans leurs propres médias (écrits et audiovisuels)… Cette attitude devenue ostentatoire avec les oligarques de la troisième génération a fini par gêner la bureaucratie d’État qui s’est estimée maltraitée et écartée… C’est l’une des explications de la crise de 2019.

Pour Redouane Boudjema, professeur à la faculté des sciences de l’information et de la communication d’Alger, l’affaire renseigne aussi bien sur la nature du système politique que sur la vulnérabilité de la presse et la précarité du métier de journaliste. Elle montre aussi que « l’on peut devenir milliardaire en dollars grâce au soutien de gens au pouvoir, sans avoir un minimum de pouvoir ou d’influence dans les prises de décision ».

Une crise existentielle et économique

Mais au-delà du caractère spécifique de Liberté et de son patron, la presse algérienne — et la presse papier en particulier — connaît une crise existentielle. Trois jours après le clap de fin de Liberté, le site twala.info a révélé que les comptes du journal El Watan, détenu par un collectif d’une vingtaine de journalistes-patrons, ont été bloqués en raison d’un découvert bancaire de 70 millions de dinars (environ 460 000 euros) et d’une dette fiscale de 26 millions de dinars (170 500 euros). La situation financière du journal se dégrade depuis 2019. Le bel immeuble qui devait être le nouveau du siège du journal — et qui aurait pu rapporter des revenus par locations — est désespérément vide depuis 2016 car n’ayant pas reçu le certificat de conformité en raison d’une surélévation par rapport au plan. Toujours, selon twala.info, le journal El Khabar en proie à des difficultés financières s’apprête à dégraisser ses effectifs. D’autres médias se trouvent également dans une situation de quasi-faillite.

Lancés au début des années 1990, ces journaux, y compris Liberté, ont très largement bénéficié de ce qu’on appelle la manne publicitaire avec très peu de réinvestissement dans le développement et la formation. Les chiffres de ces aides ne sont pas connus, mais ils seraient substantiels. Cette manne continue de profiter aux journaux, dont de nombreux titres nés sous l’ère Bouteflika. Selon les chiffres du ministère de la communication, il y avait au 31 mars 2015 149 titres de presse (quotidien et hebdomadaire) dont 86 en langue arabe et 63 en français. Avec un tirage global de 2 360 315 dont 1 519 976 en arabe et 840 339 en français.

En 2016, les chiffres du ministère de la communication montraient que sur ces 150 titres, seuls 21 avaient un tirage supérieur à 10 000 exemplaires. Selon des spécialistes, si le nombre de titres reste constant, les tirages ont encore sensiblement diminué.

Le système médiatique sous Bouteflika a été submergé de titres de presse que même leurs rédacteurs en chef ne lisent pas, ce sont des supports pour organiser le détournement des milliards de dinars de la publicité étatique, et des chaînes de télévision offshores comme relais de propagande qui versent jusqu’à aujourd’hui dans la diversion, la haine, les discriminations et l’abrutissement de masse, estime Boudjema.

La publication des chiffres de la publicité, souligne-t-il, permettrait de se faire une idée de « la relation étroite entre les éditeurs de presse et les différents réseaux qui constituent le pouvoir. On comprendra aussi pourquoi les éditeurs de presse se sont enrichis, pourquoi des journalistes se sont appauvris et pourquoi les entreprises médiatiques sont-elles aussi fragiles économiquement. »

Un des traits du secteur de la presse a été son inorganisation permanente. Les journalistes salariés — certains les estiment entre 7 000 et 10 000 — n’ont jamais pu se doter d’une organisation pour défendre leurs intérêts. Outre les divergences politiques et idéologiques, cette inorganisation est entretenue par les patrons qui se prévalent également de leur qualité de journalistes. Ils n’arrivent pas non plus à se doter d’une organisation des éditeurs viables malgré quelques tentatives.

Feu la « presse la plus libre du monde arabe »

La réalité est celle d’une précarité absolue et durable des journalistes salariés de la presse privée. Leur formation laisse souvent à désirer et ils ne sont pas vraiment pris en charge au sein des rédactions. Elle est aussi celle de journaux totalement dépendants de la manne publicitaire étatique. Les leviers d’action des pouvoirs publics à l’égard des journaux sont énormes, leur existence dépend largement de leur bon vouloir. De fait, la presse « la plus libre du monde arabe », comme elle se plaisait à s’autoglorifier dans les années 1990, vit ou survit dans une situation de rente.

Les choses changent à partir de 2014 avec une amélioration relative du débit de l’Internet et l’apparition, à partir de 2012 de télévisions privées de droit étranger dont certaines liées aux oligarques de l’ère Bouteflika. L’amélioration de la toile entraîne une perte importante des lectorats tandis que la manne publicitaire est réorientée vers les télévisions privées au détriment de la presse papier.

Le modèle économique de la presse papier fondé sur une limitation de la diffusion de l’Internet et sur la publicité publique n’est plus viable. En même temps, les nombreuses tentatives de lancer des sites électroniques restent elles aussi entravées, leur modèle économique se basant également sur les revenus de la publicité, très largement dépendants du bon vouloir des autorités. La tentative du site twala.info de lancer un site payant se passant de la publicité ne semble pas concluante malgré la ténacité de ses initiateurs. La volonté de brider le développement de la presse électronique a été clairement confirmée par le décret exécutif no. 20-332 du 22 novembre 2020 fixant « les modalités d’exercice de l’activité d’information en ligne et la diffusion de mise au point ou rectification sur le site électronique ». La publication de ce qui a été qualifié d’« alignement d’interdits » mis au point par Ammar Belhimer, ancien ministre de la communication et ex-journaliste a fait l’effet d’une douche froide.

La crise est-elle une conséquence d’un rétrécissement du lectorat francophone comme cela est souvent avancé ? Redouane Boudjema relativise beaucoup : « Il y a un travail à faire sur la sociologie du lectorat de la presse écrite en Algérie, la presse francophone souffre certainement de la baisse des lecteurs francophones, mais il faut en même temps noter qu’il y a en Algérie des lecteurs bilingues qui lisent aussi bien en français qu’en arabe ». Pour lui, il y a surtout une crise générale de la presse algérienne, « une crise de modèle économique, une crise de liberté, une crise de l’identité professionnelle du journaliste et une crise de tout le métier. »

Le contexte politique marqué par un rétrécissement des libertés ne permet guère d’envisager une amélioration. Pour Abdelkrim Boudra, avec le contexte de crispation sécuritaire et d’insécurité juridique actuel, le business modèle des médias est devenu encore plus compliqué. Il semble qu’il n’y ait de place que pour les médias de propagande ou de médias spécialisés (sports, cuisine…) qui ouvrent droit à la rente publicitaire gérée et distribuée par l’État… C’est un équilibre de « soudure » qui peut durer quelque temps, mais il n’est pas tenable dans la durée. Ni économiquement ni politiquement.

L’aventure intellectuelle entamée en 1990 avec les mesures du gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche permettant l’émergence d’une presse privée est bel et bien terminée. Avec beaucoup d’illusions perdues.

Lakhdar Benchiba

Journaliste (Alger).

Source :

https://orientxxi.info/magazine/les-illusions-perdues-de-la-presse-algerienne,5574

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