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Lettre franco-maghrébine 65

vendredi 24 juin 2022, par Anne Doussin

Voici des extraits de la lettre franco-maghrébine 65, envoyée par l’association "Coup de Soleil". Un petit rafraichissement des mémoires...

Édito

L’abondance des événements et des publications liés à l’anniversaire des accords d’Evian ne doit pas nous faire oublier qu’il existe aussi une vie quotidienne, plus modeste, mais dont pourtant les acteurs éprouvent un grand besoin de parler et de témoigner. Ce qui prend souvent la forme de romans, tant il est vrai que ce genre littéraire est vaste, souple et très inclusif. Le roman peut être inspiré par l‘autobiographie, ce qui est le cas de celui de Fawzia Zouari, « Par le fil je t’ai cousue » ; ou bien il prend la forme d’une fresque plus vaste, portant sur plusieurs individus et générations comme dans « Soleil amer » de Lilia Hassaïne. Il peut aussi, à partir d’un cas particulier, affirmer une tendance ethnographique, comme le fait « La Nuit de l’Amazone » de Bernard Zimmermann, ou une ambition historique comme on trouve dans le livre-enquête auquel a participé Tramor Quemeneur, « Mourir à Sakiet ».

Par ailleurs, nous continuerons à suivre le témoignage très personnel, littéraire et souvent poétique du Marocain AbdallahTaïa dans « Vivre à ta lumière ».

Enfin nous attirons avec force l’attention sur un film, « De nos frères blessés » par Hélier Cisterne, d’après le livre de Joseph Andras (2016) dont nous avons déjà parlé : L’acteur Vincent Lacoste y joue excellemment le rôle de Fernand Yveton, accusé de terrorisme et guillotiné par l’Etat colonial au début de la Guerre d’Algérie.

Denise Brahimi

« PAR LE FIL JE T’AI COUSUE » par Fawzia Zouari, éditions Plon, 2022

.../...Toute l’action se passe dans le village où l’auteure est née, près du Kef à l’ouest de la Tunisie, c’est-à-dire fort loin de Tunis, et elle se présente à nous comme une petite villageoise coupée des réalités ; c’est d’ailleurs le thème dominant de tout le livre, elle s’effraie de constater qu’elle n’a rien su de ce qu’est le monde sans doute jusqu’à ce qu’elle quitte la Tunisie pour venir à Paris. Toute la première partie de sa vie a été enfermée dans une sorte d’enclave d’un archaïsme total, marquée par le refus de savoir et de connaître et surtout par la peur qui en est l’origine—peur qui sans doute caractérise principalement sa mère mais que celle-ci impose à ses enfants avec une intransigeance et une dureté inouïe. Et l’on peut ajouter d’emblée que cette peur inhérente à la mère, entraînant une totale fermeture au monde, concerne obsessionnellement toute intrusion de la sexualité dans la vie de ses filles, principalement les deux aînées, l’auteure du livre ayant droit, à partir du moment où elle a une dizaine d’années, à un statut particulier grâce à son père, un homme libéral et bon. L’enjeu ou en tout cas la forme que prennent la peur et l’enfermement porte sur le rapport à l’école : Bourguiba, premier président de la Tunisie indépendante (1956) a rendu l’école primaire obligatoire pour les filles comme pour les garçons, mais dans la famille Zouari les premières sont empêchées de poursuivre toute scolarité au-delà de ce premier stade, malgré les efforts d’une institutrice consciente des dons remarquables qui caractérisent au moins l’une des deux sœurs aînées. Elles végéteront dans l’inaction et dans l’attente d’un mariage évidemment imposé
.../...

On voit bien que Fawzia Zouari s’interroge beaucoup sur cet état dans lequel elle a vécu pendant une dizaine d’années, et il faudra encore bien plus longtemps semble-t-il pour qu’elle se délivre elle-même.../...
Denise Brahimi

« SOLEIL AMER » par Lilia Hassaine, éditions Gallimard, 2021

L’auteure, qui a déjà écrit un autre livre avant celui-là, est principalement une journaliste qui avant même d’avoir trente ans a déjà commencé une belle carrière dans les médias. Le succès lui sourit, elle a également été mannequin pour le couturier Jean-Paul Gaultier, ce qui laisse à penser qu’elle s’est peut-être inspirée d’elle-même pour le personnage de Nour, belle jeune fille indépendante voire révoltée qui quitte sa famille pour vivre librement sa vie dès qu’elle atteint sa majorité. Mais en dehors de cela, le livre ne semble pas d’inspiration autobiographique, à la différence d’un grand nombre de récits qu’on peut lire aujourd’hui et qui racontent souvent à la première personne l’enfance et l’adolescence de leur auteur(e) dans une famille franco-maghrébine immigrée en France après la deuxième guerre mondiale.

Il est vrai que dans les faits qu’elle montre clairement, il y a une évolution historique, par exemple dans les conditions de vie matérielle et dans les formes d’habitat. Mais on ne saurait dire que pour la deuxième génération, les choses se passent forcément mieux que pour la première. A l’époque où les hommes venaient pour travailler ils étaient certes vite usés par la dureté de conditions de vie et précocement vieillis, mais certains de leurs enfants connaissent le chômage, la tentation de la drogue et un sentiment d’échec, avec pour fond commun aux deux périodes le racisme ambiant de la part de ce qu’on ne saurait appeler sans scepticisme et dérision la société d’accueil.

Cependant l’objet de la romancière n’est pas une analyse détaillée de ce qui est ou pourrait donner lieu (comme c’est le cas chez nombre d’autres écrivains) à une sociologie de l’immigration. La diversité de cas individuels et parfois leurs violents contrastes, semblent l’ intéresser davantage. Ce qui lui permet d’éviter certains clichés ou en tout cas des descriptions généralisantes. On voit par exemple un père ouvrier accepter la très grande liberté d’allure de sa dernière fille, Nour, et se plaire à la traiter comme s’il s’agissait d’un garçon, alors qu’il a brutalisé et brimé sa fille aînée d’une manière odieusement patriarcale. Evolution rapide des mœurs en moins d’une dizaine d’années ou variations imprévisibles et capricieuses chez un même individu dont on ne connaîtra de toute façon que certains aspects, parfois traditionnels parfois plus surprenants ?

Finalement on pourrait dire de « Soleil amer » qu’il n’est pas si loin de la définition classique du roman, comme genre littéraire qui intègre le général et le particulier, l’évocation des cas individuels et la restitution du mouvement collectif entraînant les époques à travers le temps. Tout cela ne saurait être développé dans le très court livre de Lilia Hassaine, mais on devine une partie de ce qui pourrait l’être et s’y trouve esquissé.
Denise Brahimi


« MOURIR À SAKIET, ENQUÊTE SUR UN APPELÉ DANS LA GUERRE D’ALGÉRIE » par Véronique Gazeau-Goddet et Tramor Quemeneur, PUF, 2022

Ce livre est une bonne illustration du type de travail que font certains historiens actuels soucieux de diversifier le matériau sur lequel ils s’appuient, qu’il leur faut d’abord trouver et élaborer avant d’établir un certain nombre de faits et d’en tirer d’éventuelles conclusions. Le travail qui nous est donné à lire par ses deux auteurs est en effet une enquête, dans un milieu très difficile puisqu’il s’agit d’opérations militaires qu’on préférait peut-être, sans doute, garder partiellement secrètes pendant la guerre d’Algérie. Le fait principal dont il est question ici date du 11 janvier 1958 : ce jour-là mourut dans une embuscade un aspirant de l’armée française, Bernard Goddet, dont on aura remarqué que le nom est aussi celui d’une autrice du livre, qui en effet lui est apparentée. Mais ils furent au moins quatorze soldats français à mourir ce jour-là, parfois affreusement mutilés, tandis que quatre autres étaient faits prisonniers et gardés en otages.

Bernard Goddet fait partie de ceux qu’on désigne comme les appelés de la Guerre d’Algérie, jeunes gens du contingent à une époque où le service militaire était encore obligatoire, ayant reçu dès leur incorporation à l’armée, à partir de 1954, une formation spéciale pour faire ce qu’on attendait d’eux. Il s’agissait d’aller se battre en Algérie contre ceux qu’on appelait les fellaghas ou combattants pour la cause de l’indépendance, et contre l’ALN ou armée de Libération nationale qui était la branche militaire du FLN.
Le grand avantage du livre « Mourir à Sakiet » est qu’il s’appuie sur un exemple précis de ces appelés et le suis de très près depuis le début de sa formation par l’armée française jusqu’à sa mort ou même au-delà si l’on peut dire, puisque il a fallu, comme dit le titre, une véritable enquête pour tirer au clair les circonstances de sa mort. Elles posent encore quelques questions aujourd’hui et n’ont pas été complétement élucidées même par les deux auteurs du livre. Ils sont pourtant les mieux placés pour tenter de comprendre, l’une faisant partie de la famille de Bernard Goddet, qui a fait en sorte que ses proches puissent le suivre de près pendant son passage dans l’armée , tandis que l’autre des deux auteurs, Tramor Quemeneur, est connu comme historien spécialiste du comportement des soldats français pendant la Guerre d’Algérie, notamment pour tout ce qui concerne leurs actes d’ « insoumissions, refus d’obéissance et désertions », selon les termes qu’il a donnés pour titre à son travail universitaire sur la question (sous la direction de Benjamin Stora).
Avant donc d’en arriver à l’événement violent qu’est la mort brutale de Bernard Goddet à Sakiet, au nord de la frontière entre Algérie et Tunisie, le jeune homme nous est longuement présenté et principalement par l’intermédiaire de cette excellente source qu’est l’ensemble des lettres écrites à sa famille à partir de novembre 1956, jusqu’à la dernière qui est du 9 janvier 1958.../...
Denise Brahimi

« VIVRE À TA LUMIÈRE » par Abdallah Taïa, roman, éditions du Seuil, 2022

On ne peut avoir aucun doute sur la personne à laquelle l’auteur s’adresse dans son titre puisqu’il dédie le livre à sa mère « M’Barka Allali (1930-2010) » qui s’exprime dit-il par la voix de son héroïne Malika. De plus, en raison d’une idée reçue concernant le rapport des homosexuels à leur mère, on s’imagine que ce supposé roman sera en fait un hommage du fils à sa mère.

De toute évidence le personnage principal du livre est Malika, vue à trois moments bien distincts de sa vie, qui se situent, dira-t-on pour simplifier, lorsqu’elle a 20, 40 et 60 ans, à quelques années près puisqu’en fait la chronologie que suit le livre s’inspire non d’une vie particulière mais des événements politiques qu’a traversés le Maroc, entre la fin du Protectorat français, la date choisie étant ici celle de 1954, et la mort du Roi Hassan II, 45 ans plus tard, en 1999.

La première partie du livre est de loin la plus lumineuse et la plus émouvante. Non pas seulement parce qu’on y voit Malika en jeune femme amoureuse et bientôt privée par la mort d’Allal qu’elle aimait : il est tué pendant la Guerre d’Indochine où il s’est enrôlé au service de la France qui à cette époque (1954) exerce encore son protectorat sur le Maroc. Mais encore parce que rayonne sur tout ce premier épisode une remarquable innocence, que l’irruption du malheur et du mal viendra détruire finalement. Allal aime Malika et lui apporte beaucoup de tendresse mail il n’aime pas moins son ami Merzougue sans que la force de ce lien homosexuel ne gêne ou ne trouble qui que ce soit ni ne provoque chez Malika la moindre jalousie. Tel serait le bonheur si des raisons venues d’un autre monde (ici la recherche de l’argent) ne venait y mettre fin.

Denise Brahimi

« DE NOS FRÈRES BLESSÉS », film de Hélier Cisterne, France-Belgique-Algérie 2020

.../... Le film de Hélier Cisterne est inspiré du livre de Joseph Andras paru aux éditions Actes Sud en 2016 et en reprend le titre. On savait peut-être moins que le film était entièrement consacré au jeune militant communiste Fernand Yveton qui fut le seul Européen guillotiné pendant la Guerre d’Algérie .../...

Pourtant la Guerre d’Algérie était encore loin de battre son plein et d’atteindre le degré de férocité qui sera le sien à partir des années 1958 à 1962. La condamnation de Fernand Yveton est particulièrement choquante parce que personne ne semble s’être soucié de prendre sa cause en main avec toute l’énergie nécessaire. Les Yveton père et fils appartenaient avec une conviction sans faille au parti communiste algérien

Lorsque celle-ci arrive, le film, habilement construit, fait mesurer la part d’inconscience qu’il y a probablement eu chez le jeune militant qui d’ailleurs, en la personne de Vincent Lacoste, paraît plus jeune qu’il ne l’était réellement, sorte d’adolescent intrépide et fougueux alors qu’il a déjà une trentaine d’années. Ce qui le meut plus que toute espèce d’idée à proprement parler politique, c’est l’indignation que provoque en lui la manière indigne voire scandaleuse et totalement injuste dont les Algériens dits musulmans sont traités en Algérie par le gouvernement colonial français, largement soutenu par la population d’origine européenne.
Fernand Yveton est ouvrier tourneur dans une usine d’Alger, il appartient à un monde ouvrier dans lequel les idées communistes (ce qui n’a rien à voir avec l’exercice du pouvoir soviétique voire stalinien) ont encore toute la force qu’elles ont eu pendant et après la deuxième guerre mondiale, une dizaine d’années auparavant, quand Fernand Yveton était un jeune homme d’une vingtaine d’années. Pour employer des mots en …isme, inévitables lorsqu’il s’agit d’idéologie, on peut déceler chez lui un idéalisme et un humanisme totalement incompatibles avec le cynisme de la politique coloniale : il est la victime toute désignée de cette dernière d’autant plus qu’il est une personne modeste, et semble susceptible d’être pris comme bouc émissaire sans soulever de protestation. En ce sens son cas illustre des observations politiques qu’on a pu faire en d’autres temps et en d’autres lieux, en sorte qu’il acquiert une sorte de généralité, alors même qu’il est tout à fait daté et situé dans l’histoire.

Denise Brahimi

–Entre nos mains

de Leila Saadna

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