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"Littérature beur", une génération née dans la douleur

vendredi 5 août 2022, par Michel Berthelemy

Les années 1980 voient éclore une génération d’auteurs et d’autrices, en majorité des enfants d’immigrés venus d’Algérie. Ils et elles relatent dans leurs romans le quotidien dans les bidonvilles, les cités, et les tourments qui l’accompagnent

Faïza Zerouala , Mediapart, 17 juillet 2022

Un jour de 1989, l’écrivaine Tassadit Imache a reçu le prix Radio Beur pour son roman "Une fille sans histoire" publié la même année chez Calmann-Lévy. Aussitôt, un court débat s’engage entre l’autrice et son éditrice d’alors, Isabelle Seguin. Les deux femmes se demandent si ajouter au livre un bandeau annonçant ce prix aux lecteurs et lectrices est une bonne idée. « Avec mon éditrice, on se regarde et bien sûr je ne veux pas du bandeau. Je ne veux aucun bandeau, aucune étiquette, se remémore aujourd’hui Tassadit Imache. Les gens de Calmann-Lévy en ont parlé entre eux, à la fois commercialement et sur le fond. Elle me dit : Tu es d’abord une écrivaine pour nous, tu écris, on ne veut pas t’enfermer dans une catégorie. »

Tassadit Imache sort soulagée de cet échange, en partie du moins. « J’avoue, je suis contente qu’on ne le mette pas, même si en tant que fille de mon père je suis heureuse d’avoir reçu ce prix, d’être reconnue pour les miens, par les miens. Mais je veux que mon écriture reste l’endroit de mon identité. »

L’ambivalence de la réaction de l’autrice vis-à-vis de cette récompense traduit à la perfection les tiraillements de ces auteurs et autrices que personne n’attendait et qui ont été rassemblé·es sous la bannière de « littérature beur » par les critiques et le monde des lettres.

Les années 1980 voient éclore une génération d’écrivain·es, tous et toutes des enfants d’immigrés venus d’Algérie en majorité, avant ou après l’indépendance en 1962, pour travailler.

La littérature beur, c’est quoi au juste ?

Le mot beur et sa déclinaison féminine, « beurette », sont tombés en désuétude de nos jours, en raison de leur caractère dégradant et raciste. Mais, à l’époque, les enfants d’immigrés préfèrent s’autodésigner par le terme beur. Le vocable est né dans la banlieue nord de Paris à la fin des années 1970 et résulte de l’inversion des syllabes du mot Arabe, puis de la contraction du résultat.

Le critique et universitaire Alec Hargreaves, qui a suivi de près ce mouvement, précise que le terme explose alors dans les médias. « Au milieu des années 1980, ce mot a été connoté de manière valorisante ou tout au moins a été utilisé par beaucoup de journalistes pour désigner un objet de curiosité, amenant les auteurs dits beurs à y voir une sorte de reconnaissance. » Seulement, peu à peu son sens dérive. « Très rapidement, le mot est devenu à son tour stigmatisant et ghettoïsant parce que ces écrivains se sont rendu compte qu’en continuant à les désigner comme des auteurs beurs, quelque part c’était une manière de refuser de les reconnaître comme des écrivains français. »

De son côté, l’historienne Naïma Yahi, spécialiste du fait culturel de l’immigration maghrébine, insiste sur le fait qu’il s’agit avant tout d’une histoire littéraire prolétaire. « Ces plumes sont les filles et les garçons d’ouvriers qui ont un ancrage narratif dans le mal-logement. La vie dans les bidonvilles, les cités de transit, les grands ensembles transpire de leurs écrits. Tout comme le poids de la guerre d’Algérie et la question de l’enfance en guerre. Puis la question des mœurs est aussi un objet littéraire. Ils et elles racontent les conflits de loyauté des filles par rapport au patriarcat des origines et à la société française plus permissive. »

Presque quarante ans plus tard, que reste-t-il de ce mouvement ?

Que retiennent les auteurs et autrices phares de la période de ce surgissement sur la scène littéraire ? Mediapart a choisi de retracer cette épopée avec quatre d’entre eux, emblématiques : Mehdi Charef, Azouz Begag, Tassadit Imache ou encore Farida Belghoul.

Le corpus est bien délimité. Alec Hargreaves, professeur émérite d’études françaises transculturelles à la Florida State University et auteur de Voices from the North African Community in France : Immigration and Identity in Beur Fiction (Oxford/New York, Berg, 1991), a effectué un recensement précis de cette production littéraire.

Entre 1981 et 1989, paraissent un total de 27 ouvrages. Leurs auteurs et autrices s’appellent Nacer Kettane, Mehdi Lallaoui, Akli Tadjer, Sakinna Boukhedenna, Leïla Houari, Ahmed Kalouaz, Mohand Mounsi, Mustapha Raïth, Mohammed Kenzi ou Ramdane Issaad. 

Il y a aussi Mehdi Charef, Azouz Begag, Tassadit Imache ou encore Farida Belghoul, au cœur de cette série d’articles. Ils et elles racontent dans leurs romans le quotidien des bidonvilles et des cités, explorent leur double culture et les tourments qui l’accompagnent. Et tous et toutes sont d’ascendance ouvrière. Et c’est un élément fondamental pour comprendre ce qui se noue ici. Le chercheur

Alec Hargreaves, qui est britannique – venant donc d’un espace neutre et non lié à l’histoire coloniale française –, s’intéresse à la littérature dite beur au cours des recherches qu’il effectue sur l’immigration maghrébine. Sur la suggestion d’un professeur, il en tire un livre, le premier à être consacré à cette littérature. Il se passionne pour ces auteurs et autrices issues de l’immigration, « dont la mentalité est aux antipodes » de celle des auteurs de l’époque coloniale étudiés dans sa thèse. « Il est coutumier de dater le début de la littérature beur avec Mehdi Charef en 1983, et c’est vrai que Le Thé au harem d’Archi Ahmed est le premier texte à être désigné publiquement comme un “roman beur”, retrace le chercheur.

Mais il y avait déjà eu un premier roman publié chez Belfond en 1981 par Hocine Touabti, intitulé L’Amour quand même. Si nous définissons la littérature “beur” comme la littérature produite par des auteurs nés de parents immigrés maghrébins et qui ont grandi en France, le texte de Touabti entre tout à fait dans le cadre ». Ce roman n’est pas passé à la postérité, alors même que son auteur est un enfant d’immigrés algériens au parcours classique, fils d’ouvrier. Mais le texte est relativement peu autobiographique. Le personnage principal est une jeune Française toxicomane dont l’amant anonyme est le narrateur. « Par son sujet, ce n’était pas un roman sur les beurs, et il a été publié deux ans avant que la Marche pour l’égalité et contre le racisme, rebaptisée par les médias comme la “Marche des beurs”, ne lance une véritable mode pour tout ce qui touche aux beurs », complète Alec Hargreaves.

Il est donc d’usage de considérer que le pionnier, car il est le premier à réaliser un succès, s’appelle Mehdi Charef. Il est né en 1952 dans l’ouest de l’Algérie, à Maghnia, et arrive en France à l’âge de dix ans. Venu rejoindre son père en France, il s’installe avec sa famille dans le bidonville de Nanterre, puis dans une cité de transit, les Pâquerettes. Mehdi Charef devient affûteur-fraiseur à l’usine. Il y travaille encore quand il publie son premier roman aux prestigieuses éditions du Mercure de France, une filiale de Gallimard, en février 1983. Il l’écrit pendant ses moments libres, le week-end, en cachette. Ce récit formidablement novateur et touchant, semi-autobiographique, narre le quotidien des habitant·es d’une cité à Gennevilliers. Madjid, un adolescent né en Algérie, alter ego fictionnel de l’auteur, est tiraillé entre deux cultures, refuse de parler arabe là où sa mère cultive la nostalgie du bled. Son amitié avec Pat, un Blanc lui aussi en proie aux difficultés économiques, permet d’interroger sa place dans cette société. L’ouvrage – qui devient un film trois ans plus tard – connaît un grand retentissement. Et l’auteur fait des émules.

La France est comme une mobylette, il lui faut du mélange !

Trois ans plus tard, en 1986, Azouz Begag, 29 ans, publie Le Gone du Chaâba aux éditions du Seuil. Né à Lyon de parents algériens originaires de la région de Sétif, il passe les dix premières années de sa vie, comme Mehdi Charef, dans un bidonville sans eau ni électricité, le Chaâba, à Villeurbanne. La famille déménage ensuite en HLM dans la ZUP de la Duchère. Dans cet ouvrage nourri par son enfance, Azouz Begag raconte avec humour et inventivité l’histoire d’un jeune garçon qui habite au Chaâba. Il vit dans une baraque à côté d’autres familles arabes qui ont fui la misère algérienne. Le garçon, malgré ces conditions de vie spartiates, est heureux dans cet écosystème. Son père l’incite à bien travailler à l’école pour sortir de sa condition.

Là aussi, le succès est au rendez-vous et le livre sera adapté au cinéma à la fin des années 1990.

Quant à Farida Belghoul, elle est née à Paris en 1958 de parents algériens. Son père est éboueur, sa mère femme de ménage. Elle entame et réussit des études d’économie, et réalise des films de fiction sur la condition des immigrés et de leurs enfants. Elle s’engage ensuite dans le militantisme et devient la figure de proue du projet « Convergence 1984 pour l’égalité », qui organisera la seconde marche. Ils reprennent un slogan apparu lors de la première : « La France est comme une mobylette, pour avancer il lui faut du mélange. »

L’égérie de la marche de 1984 quitte « le mouvement beur » après quelques désillusions et opère une incursion dans le monde littéraire. Elle publie en 1986 son roman Georgette, son unique œuvre, aux éditions Barrault. Dans ce long monologue d’une qualité remarquable, l’écrivaine raconte une journée d’école d’une petite fille algérienne et française. Cette enfant narre son apprentissage de l’écriture et est campée en proie à un double sentiment d’appartenance et au conflit de loyauté.

Des éléments favorables à l’émergence de cette littérature

Tassadit Imache ferme le ban avec Une fille sans histoire (Calmann-Lévy). Née en 1958, en pleine guerre d’Algérie, à Argenteuil, elle est la fille d’un ouvrier algérien et d’une Française. Le couple s’est rencontré à l’usine et vit dans des conditions précaires, dans un café-hôtel puis une cité HLM à Nanterre, épicentre de la littérature beur, comme Mehdi Charef. Assistante sociale, Tassadit Imache a 31 ans quand elle publie son premier roman. Elle y raconte l’histoire de Lil, une fille issue d’un couple mixte franco-algérien, qui vit chez les laissés-pour-compte. Le père, « hasardeux produit d’un exil forcé », ne dit rien. Tassadit Imache accouche d’un roman douloureux – remarquablement écrit et construit –, qui questionne cette identité déchirée.

À l’époque, plusieurs éléments constituent un terreau favorable à l’émergence de ce courant littéraire. Côté pile, la culture. Dès les années 1970, le bouillonnement culturel des jeunes issus de l’immigration commence. Ils créent mais se politisent aussi. Parmi les initiatives significatives, on peut citer celle des militants du Mouvement des travailleurs arabes (MTA), qui créent en 1973 la troupe de théâtre El Assifa. Deux ans plus tard, c’est au tour de celle qui s’appelle La Kahina de se lancer.

En 1979, d’anciens membres du MTA et des jeunes immigrés imaginent le journal Sans frontière. Et de 1981 à 1984, le collectif Zaâma d’banlieue, sous l’impulsion de Djida Tazdaït, organise dans les quartiers des concerts de rock ou des comités de soutien aux inculpés, et publie un journal, Zaâma.

Des militants aux profils similaires créent Radio Soleil Goutte-d’Or en 1981, la même année que Radio Beur. Un an après, naissent Radio Gazelle à Marseille ou Radio Trait d’union à Lyon.

1981, une "bouffée d’oxygène"

Puis survient la victoire de François Mitterrand à la présidentielle de 1981. Un vent de liberté souffle. Azouz Begag parle de « bouffée d’oxygène ». Mehdi Charef, qui a 29 ans à l’époque, se souvient de l’élan né de cette élection. Il s’en souvient comme d’« un nouvel horizon qui s’ouvr[ait] » : « On a espéré beaucoup de cette élection. Avec Mitterrand, il y avait une ouverture culturelle, c’était la gauche qui s’intéressait plus à la culture, l’art, le cinéma. Elle n’allait pas nous vendre l’usine et le travail comme seul horizon pour nous. »

Les concerts du collectif informel Rock against police se multiplient dans les cités entre 1980 et 1983. En 1980, le groupe de rock Carte de séjour se forme, avec Rachid Taha à sa tête. La mannequin Farida Khelfa, venue des Minguettes à Lyon, devient « l’égérie beur ». Sans oublier les danseurs et les artistes en tout genre.
Côté face subsiste la violence. Bien entendu, cette vivacité culturelle ne saurait masquer la dureté de la société à l’égard des fils et filles d’immigrés, avec en toile de fond une crispation liée à la guerre d’Algérie, jamais digérée.

L’échec du logement social, les discriminations, les scolarités interrompues, les violences policières, le racisme irriguent la France d’alors. Le Front national, fondé en 1972, effectue une première percée aux élections cantonales de 1982, puis aux élections européennes de 1984.

C’est aussi l’époque des « délits d’arabicide », ce terme employé par l’avocat Jacques Vergès pour qualifier ces meurtres récurrents visant les Arabes, comme le rapporte Rachida Brahim dans son ouvrage La race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en France (1970-2000) (Syllepse). En 1983, la Commission nationale consultative des droits de l’homme établit un « pic de violence » cette année-là, avec 146 actes prenant pour cible des Maghrébins, recontextualise la chercheuse en sociologie. Citons pêle-mêle, et sans exhaustivité, le meurtre de Lahouari Ben Mohamed en 1980 à Marseille, ou alors la mort, en octobre 1982, d’Abdenbi Guemiah, un étudiant de 19 ans, tué d’une balle à bout portant à l’abdomen à Nanterre. En novembre 1983, Habib Grimzi est tué par trois légionnaires dans le train reliant Bordeaux à Vintimille, car il était algérien. Trois ans plus tard, Malik Oussekine sera tué un soir de décembre 1986 à Paris par deux voltigeurs. Au même moment, à quelques kilomètres de là, Abdel Benyahia, 20 ans perdait la vie devant un café de Pantin, de la main d’un policier.

Le quotidien est rêche, en particulier pour les hommes arabes. Azouz Begag ou Mehdi Charef se souviennent de ce temps où ils essuyaient des insultes frontales. Ils étaient traités de « bicots », ouvertement, par des camarades ou des policiers. « On nous parlait encore comme à des indigènes, se souvient, encore blessé, Mehdi Charef.

J’avais des copains de mon âge qui me parlaient comme à un fils d’indigène. On passait toujours en dernier. Quand on parlait, on nous donnait toujours la petite tape sur le dos en rigolant. Il y a eu tous les surnoms comme “bougnoule”, “raton”. Moi, on m’appelait beaucoup “Ramadan” ou “crouillat”. »

Azouz Begag rappelle aussi que tout leur était fermé, l’horizon compris. En ce temps-là, les jeunes aux cheveux frisés et au teint mat ne pouvaient même pas espérer s’amuser. Impossible de franchir le seuil d’une boîte de nuit. « C’était l’enfer, on ne rentrait nulle part, il fallait se teindre en blond pour réussir à passer. »

C’est parce qu’ils sont las d’être méprisés par une société où ils ont le sentiment de ne pas exister, qu’une poignée d’enfants d’immigrés, épaulés par les réseaux associatifs et chrétiens de gauche, la Cimade en tête, décident de marcher à travers la France pour réclamer l’égalité.

La longue marche pour l’égalité

La Marche pour l’égalité et contre le racisme, passée à la postérité sous le nom de « Marche des beurs », est lancée. Les marcheurs prennent le départ de Marseille le 15 octobre 1983. Ils sont 17 au départ. Ils seront 100 000 à l’arrivée, le 3 décembre 1983, à Paris. Et une revendication est satisfaite. L’Élysée accorde la carte de séjour unique de dix ans aux immigrés, même si une partie de ces descendants est née en France et n’en aura jamais l’utilité. Ces facteurs convergents ont permis d’accueillir cette littérature en France. Même si, dans le fond, les écrits des auteurs et autrices concernées n’étaient pas forcément compris.

Le journaliste et spécialiste de la littérature arabophone et arabo-francophone Mustapha Harzoune a suivi au plus près les péripéties de ces écrivain·es et a lu avec passion leurs œuvres au fil des années. Pour lui, il convient toutefois de ne pas idéaliser ce moment. 

Selon lui, « l’intérêt pour ces formes émergentes d’expression, compte tenu de ce qui s’est passé par la suite avec l’instrumentalisation de ce qu’on a appelé la “Marche des beurs”, traduit aussi une forme de rapport exotique que la société nourrit vis-à-vis de ces auteurs ».

Azouz Begag conforte d’une certaine manière cette analyse. L’ancien ministre considère aujourd’hui que la décennie 1980 se caractérise par un « élan identitaire fou ». Celui qui était un étudiant désargenté à l’époque poursuit : « On nous accordait enfin une place dans ce monde, on aurait été bêtes de ne pas en profiter ! »

Faïza Zerouala

https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/170722/litterature-beur-une-generation-nee-dans-la-douleur?utm_source=20220717&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83


ndlr : L’absence de leader et le manque d’unité politique contribuent alors à empêcher l’émergence d’un mouvement structuré au sein de la communauté maghrébine, facilitant la récupération du mouvement antiraciste par SOS Racisme : plusieurs leaders des deux premières marches, Toumi Djaïdja, Djamel Attalah et Farida Belghoul, ont dénoncé la récupération du mouvement par cette association proche du Parti socialiste, cofondée par le cadre du PS Julien Dray, qui occupe ensuite le terrain militant dans les années 1980, au détriment des « marcheurs

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