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Michel Rocard : un rapport détonnant sur les camps de regroupement, publié en 1958

lundi 4 juillet 2016, par Michel Berthelemy

Michel Rocard vient de mourir à Paris, à l’âge de 85 ans. Nous passerons sur sa carrière politique extrêmement dense pour ne retenir ici que le fameux rapport qu’il réalisa en 1958, alors stagiaire à l’Inspection des Finances, sur les camps de regroupement en Algérie. Ce rapport est l’une des pièces maîtresses de l’histoire de la guerre d’Algérie, en ce sens qu’il décrit de l’intérieur, et en toute liberté, la violence faite par l’armée aux populations algériennes les plus démunies.

En conclusion d’une enquête de plusieurs semaines, faite en marge de tout ordre officiel de mission, le rapport tente d’évaluer le nombre de personnes déportées et enfermées, sans y parvenir précisément. On estime à peu près ce nombre à deux millions, certains même ayant compté jusqu’à plus de trois millions de « déplacés ».

Les estimations varient selon la nature des centres. Michel Rocard entre dans le détail des appellations en vigueur à l’époque. Cela va des « villages regroupés » aux « villages nouveaux » censés concourir à « l’amélioration de l’habitat rural » et destinés aux fellahs vivant auparavant dans des mechtas isolées, en passant par les « centres de regroupement proprement dits, mais aussi par les « recasements » et les « resserrements ». Toujours, bien entendu, dans une logique purement militaire, ignorant superbement les besoins des habitants.

L’ensemble de ces populations déplacées, si l’on ajoute les prisons, les camps d’internement, les centres spéciaux et les assignations à résidence, représente autour de 40 % de la population algérienne qui, enfants et vieillards compris, a été d’une manière ou d’une autre enfermée. Ces expulsions de leur milieu naturel, entraînant une absence chronique de soins, de nourriture et d’abri, les Algériens les ont vécues au prix de multiples souffrances, privations et maladies, et plus grave encore beaucoup d’entre eux, surtout des enfants, en sont morts. Entourés de barbelés, ces camps équipés de miradors retenaient en captivité des paysans privés de leur terre et de leurs troupeaux de chèvres ou de volailles. Les sorties, quand elles étaient autorisées, dépendaient du bon vouloir des militaires. Le manque d’hygiène et la malnutrition firent des ravages. Le rapport de Michel Rocard le dit clairement : « la situation sanitaire est généralement déplorable. Aucune statistique de mortalité n’est évidemment disponible. Toutefois, certaines constatations ont été faites. Dans un village où 900 enfants ont été recensés, dans la vallée de la Soummam, il en meurt près d’un par jour. Un village de l’Ouarsenis rassemble 1100 personnes, dont près de 600 enfants. Il en est mort un, de deux ans, au passage de l’enquêteur. L’officier SAS argua que c’était le troisième en quatre jours ».

Dans un passage où il constate la diminution des ressources due aux regroupements, Michel Rocard souligne l’humiliation pour un chef de famille d’être dans l’incapacité de nourrir sa famille, il écrit : « atteints dans leurs revenus, les fellahs le sont aussi dans leur dignité. Ils sont placés vis-à-vis du commandement et du chef de la SAS dans un état de dépendance totale ». Il poursuit : « l’assistance alimentaire, de toute manière insuffisante, n’avait rien d’officiel ». Elle dépendait de « la bonne volonté d’un fonctionnaire ou d’un officier » et pouvait cesser du jour au lendemain sans aucune justification.

En conclusion, le rapport Rocard, en constatant la destruction de l’organisation familiale et sociale, le mépris d’une économie fondée sur la connaissance du milieu naturel et des cycles climatiques, pose en filigrane la question des conséquences prévisibles à long terme du déracinement et de l’acculturation de populations entières.

Décidée pour empêcher "l’ennemi" d’être parmi la population "comme un poisson dans l’eau" (politique héritée de la guerre du Viet-Nam), la pratique du regroupement a laissé des traces profondes dans la société algérienne. Est-il déraisonnable de penser que ces conséquences sont encore à l’œuvre dans l’Algérie d’aujourd’hui ?


Le texte intégral du rapport Rocard figure notamment dans le livre de Pierre Vidal-Naquet, Les crimes de l’armée française, publié aux éditions La Découverte, en 2001.

Notre ami Hubert Rouaud a réalisé une video en hommage à Michel Rocard, rappelant le contexte du rapport dont il est ici question, ainsi que ses prises de position courageuses et constantes au sujet de la guerre d’Algérie. Voici le lien :

Messages

  • Grand politique que j’aurais aimé voir accéder à la Présidence de la République. Il aurait eu le courage et l’intelligence de reconnaitre les crimes du colonialisme, ce qui aurait permit un rapprochement fraternel avec le peuple algérien
    Rocard,un grand homme lucide et courageux que j’ai eu la de cotoyer dans les années 70 ;

  • Je fus l’été 1959 bien naïf étudiant-stagiaire "humaniste" parti en Algérie me faire une idée des "évènements" et je demandais à servir dans un "village regroupé". Bien entendu je n’avais nulle connaissance du rapport de Rocard.

    Mais, malgré la propagande officielle intense, ces 3 mois de stage m’ont ouvert les yeux... alors que (je l’appris plus tard) ce village de Sidi-Nahmane (région de Médéa) était "une vitrine" de cette propagande ! : je relate en détail cette épreuve de vérité dans mon livre "Le Piège", disponible sur demande : remi.begouen free.fr

  • Il serait intéressant également de connaître approximativement le pourcentage d’Algériens qui se sont engagés au côté de l’armée française, non par conviction, mais simplement pour nourrir leur famille. Les déplacements de population ayant d’ailleurs, sans doute en filigrane cet objectif non avoué. La suite on la connaît, afin de décourager les candidats à cette solution immédiate et individuelle, ces mêmes familles décimées. Implacable, l’engrenage de la violence était en route.

    Nous n’avons pas le droit de juger mais le devoir d’essayer de comprendre en se débarrassant autant que faire se peut de notre conditionnement. Conditionnement qui nous rends parfois plus compréhensifs vis à vis de ces hommes qui ont voulu sauver leur famille de la famine et qui pense moins naturellement à ceux qui sont resté à essayer envers et contre tout, de survivre dans des conditions, le mot est faible, déplorables.

  • Michel Rocard a publié lui-même son rapport aux éditions des Mille et une nuits sous le titre : « Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie » en juin 2003.
    On y trouve une reproduction de la couverture de l’exemplaire original : elle est datée du 17 février 1959 et signée « M. Rocard ». Le rapport est en effet de 1959 (et non 1958) et il n’a pas été publié intégralement à l’époque.
    Je n’y trouve pas l’idée du « déracinement ». Elle a été formalisée par Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans « Le déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie », qui a été publié aux éditions de Minuit en 1964, quatre ans après le rapport Rocard.
    Ceux que cela intéresse pourront lire sur le site du colliotte l’article où j’explique comment j’ai vécu, en Algérie, la polémique provoquée par la révélation du rapport Rocard :
    http://colliotte.free.fr/marquis.htm
    frnmarquis wanadoo.fr

  • J’ai assisté à (et, théoriquement, supervisé en tant qu’officier SAS) la construction d’un camp de regroupement dans l’Ouarsenis et j’ai vu un autre camp à quelques kilomètres de là, dans le village du Bachaga Boualem.

    Il est clair que le principe des camps de regroupement (même si on préfère les appeler "villages", ce qui ne change rien) était horrible et, militairement, logique. Il était logique puisqu’il s’agissait de soustraire des Algériens à l’influence du FLN et de priver ledit FLN de ses moyens de subsistance. Il était horrible puisque, comme le texte le dit à juste titre, les paysans étaient "privés de leur terre et de leurs troupeaux de chèvres ou de volailles", donc de leurs propres moyens de subsistance.

    Mais pourquoi vouloir noircir encore la réalité par des détails contestables ? Les deux camps que j’ai vus n’étaient ni "entourés de barbelés" ni "équipés de miradors" et je pense que la plupart des camps ne l’étaient pas, car ce n’était pas nécessaire. Si les habitants avaient voulu s’évader, il auraient pu le faire sans grande difficulté. Mais ils auraient alors dû aller en zone interdite, et le fait de se trouver en zone interdite était puni de mort. Les habitants n’étaient pas, a priori, considérés comme des suspects ; des barbelés et des miradors leur aurait donné l’impression qu’ils l’étaient, ce que personne ne souhaitait.

    Dans le camp que j’ai vu construire, il n’y a pas eu de décès. C’était la fin de l’été et on trouvait de quoi se nourrir (figues, par exemple). Ensuite, je suis revenu en France, mais je crains que la sous-alimentation décrite par Rocard ait bien pu être réelle.

  • Si cet homme était parvenu à la Présidense de la République il aurait clarifié les positions de la France sur les conséquences de la colonisation, pas seulement en Algérie !
    Pour avoir assumé des responsabilités nationales à ses côtés, au sein du PSU, je sais que M.Rocard voulait le pouvoir pour agir dans le monde pour moins d’inégalités,pour le respect de toutes les cultures favorisant la réduction des conflits internationaux
    Rocard, un intellectuel de gauche non corrompu,sensible aux réalités des "gens de peu"

  • D´abord Allah Yarham Michel Rocard et tous "Les Justes" ! Que son exemple nous serve de "Guide et de Phare" lorsque nous memes serons en face de la "Betise de notre Tribu".
    Je ne compte pas Elie Wiesel parmi eux car il n´a pas pu quiitter "Sa Tribu".

    J´ai assisté hier ici á Berlin á une conference du Prof. Benjamin Stora ! Quelle magie des mots, quelle finesse dans les "Psyche" des 2 peuples et des 2 systemes, quels faits et quelle Histoire...enfin. Et en plus de l´humour et une histoire banalisee et objectivisee sans bricolages. Les 2 verites en face sans "Historiette & John Wayne contre les Apaches !"

    Tous les Algeriens et tous les Francais devraient assister á au moins 1 de ses conferences !

  • L´Algerie, moi (si je ne me Trompe pas. Je suis strictement les media et le "discours officiel" Algerien)) n´ont decouvert Rocard comme "Moudjahid" et defenseur de l´Algerie qu´á sa mort ! Interessant, je pense !!

  • Bonjour,

    Il est possible que dans l’Ouarsenis les " camps de regroupement " n’étaenit pas fermés de barbelés ;
    Sans noircir la vérité, tous les camps dits de regroupement que j’ai vus dans la région de tradition semi-nomade voisine de la "Mer d’alfa " étaient clos par des barbelés ( en dehors de"bourgs comme Bossuet et Bedeau il n’y avait pas de village )
    Le camp gentiment appelé "Douar de Mouila "par l’officier de l’Action Psychologique et dont ma compagnie de Oued Sebaâ avait la " garde " était en tous cas cerné de barbelés, les deux entrées ouvertes le jour étaient fermées de chevaux de frise et de concertinas la nuit venue . J’ai participé au renforcement d e ces barbelés .
    Très souvent nous tendions des embuscades de nuit au voisinage du "Douar " pour intercepter d’éventuelles visites de maquisards . Nous avons ainsi abattu celui qu’on nous a dit un chef de Katiba...
    J’ai eu la mission de le transférer en 6 /6 au PC Bataillon de Bossuet pour interrogatoire et le malheureux a eu la chance de mourir des neuf balles de PM dont il était criblé, échappant ainsi à pire !

    NB ces tirs n’étaient pas de riposte, cette fois ...

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