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Olivier Le Cour Grandmaison : un regard implacable sur les méfaits de la colonisation

dimanche 8 novembre 2015, par Gérard C. Webmestre

Le 29 septembre dernier, nous avons publié un article sur le dernier ouvrage d’Olivier Le Cour Grandmaison, L’Empire des hygiénistes. Professeur de sciences politiques à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne, Olivier Le Cour Grandmaison est un chercheur reconnu pour les questions touchant à la colonisation et à l’impérialisme. Dans la veine de son précédent ouvrage, il vient de publier un article dans l’organe universitaire « The Conversation » sous le titre : « l’histoire coloniale française et l’obsession hygiéniste ». Nous le publions ici en le remerciant de nous le permettre.

Entre 1871 et 1913, les possessions françaises en outre-mer sont passées de moins d’un million de kilomètres carrés à treize millions. Quant aux « indigènes », leur nombre a progressé de sept à soixante-dix millions en 1938. Au tournant du XIXe siècle, les républicains favorables aux conquêtes coloniales, et ceux qui les soutiennent, ont réussi là où leurs prédécesseurs avaient échoué. Extraordinaire expansion. Elle est sans précédent dans l’histoire du pays qui, devenu la seconde puissance impériale du monde après la Grande-Bretagne, est désormais confronté à des tâches multiples et complexes. Fort de ces succès militaires et diplomatiques, la majorité des contemporains souhaite transformer les colonies françaises en territoires sûrs et prospères vers lesquels convergeront hommes et capitaux afin de « mettre en valeur » ces nouveaux territoires, comme le répètent de nombreux responsables.

Désastre sanitaire

L’avenir semble radieux, celui de la République impériale aussi ; les réalités le sont moins. Soldats, fonctionnaires et colons meurent en masse au cours « d’aventures » qui ont souvent débouché sur des désastres sanitaires.
Qu’on en juge. La mortalité des militaires français, due à des maux divers, s’élève à 74 ‰, contre 18,8 ‰ parmi les forces du Royaume-Uni engagées aux Antilles et 15,18 ‰ en Inde. En ce qui concerne la morbidité – c’est-à-dire le nombre d’individus malades au sein de l’armée pendant une période donnée –, les chiffres sont plus terribles encore, note le spécialiste des pathologies exotiques, le Dr P.-J. Navarre : elle « n’est jamais moindre de 50 % » lorsque les campagnes sont de courte durée, et elle atteint 96 % quand celles-ci se prolongent.
Enfin, l’absence de politique sanitaire efficace, dans les colonies comme dans l’Hexagone, a parfois compromis jusqu’au bon déroulement d’opérations militaires pourtant jugées essentielles par le gouvernement. Au printemps 1881, alors que ce dernier prépare l’expédition de Tunisie et que deux divisions sont sur le pied de guerre, l’une à Marseille, l’autre à Toulon, les soldats rassemblés dans des casernements insalubres attrapent la fièvre typhoïde. Bilan ; 5 000 malades et 844 décès !

Colonies, « terres de mort »

Au début du XXe siècle, la plupart des contrées exotiques demeurent des « terres de mort » qui engloutissent civils et soldats, et des gouffres budgétaires qui menacent l’équilibre des finances publiques. Aux guerres déjà onéreuses succèdent des occupations qui ne le sont pas moins car il faut entretenir à grands frais des troupes permanentes et des fonctionnaires dans des villes et des régions toujours malsaines en raison de la corruption des sols et des eaux, et de la virulence des maladies tropicales qu’aggravent la précipitation des hommes politiques et le conservatisme de la hiérarchie militaire.
Comme l’écrit le gouverneur général de l’Indochine, Paul Doumer, en 1901, dans un rapport officiel, une telle situation condamne le pays à une « action précaire », « souvent stérile » et « ruineuse » pour la métropole, obligée de « renouveler incessamment son personnel. »

La prévention, outil colonial

Guérir ? Eu égard aux moyens et aux connaissances médicales de l’époque, la réalisation de cet objectif est très incertaine. Il faut donc prévenir de toute urgence pour assurer la sécurité sanitaire des Français expatriés et les « faire vivre » dans les territoires de l’empire. Le succès de la colonisation en dépend.
Des praticiens nombreux et célèbres se sont mobilisés afin de relever ces défis grâce au développement d’une hygiène exotique conçue comme une science pratique et totale qui mobilise l’anthropologie, la climatologie, la géographie médicale, la chimie, les statistiques et les savoir-faire des urbanistes et des architectes. Totale, l’hygiène exotique l’est aussi en raison de ses finalités, puisqu’il s’agit d’étendre ses prescriptions à l’ensemble de la société coloniale, conçue comme un corps physique, sexuel, économique, social, urbain et politique.

Hygiène exotique totale

Chaque partie de ce vaste organisme – hommes, femmes, voies de circulation, maisons, cimetières, quartiers d’habitation, zones vouées aux activités commerciales et industrielles – doit obéir aux lois de l’hygiène afin de se développer de façon optimale. Les praticiens se font donc conseillers sexuels et matrimoniaux, maîtres de l’emploi du temps, grâce à la définition d’une journée de travail type destinée à limiter au maximum les effets pernicieux de la chaleur, diététiciens, spécialistes des tenues vestimentaires et des coiffes, puisqu’ils parviendront à imposer le port du fameux casque colonial jugé indispensable à la protection des Européens si sensibles aux insolations. Les spécialistes de l’hygiène coloniale sont également urbanistes, architectes militaires pour les casernes, civils pour les hôpitaux.
Les médecins conçoivent aussi les habitations coloniales, dont ils déterminent l’organisation extérieure et intérieure, le jardin et les dépendances. Celles-ci sont prévues pour les domestiques « indigènes », qu’il faut éloigner de la demeure principale pour des raisons prophylactiques et de prestige. Ainsi pensée, la maison coloniale devient un dispositif hygiénique essentiel intégré à l’ensemble de la chaîne sanitaire.

Hygiène et ségrégation

De même, les quartiers réservés aux Européens devront être situés à distance des quartiers où résident les autochtones afin de mieux protéger les premiers des maladies contagieuses des seconds. Hantise des épidémies dans un contexte où les autochtones sont pensés comme des « réservoirs à virus. » À ces considérations d’hygiène publique s’ajoutent des préoccupations liées à la défense de l’ordre colonial comme ordre ségrégué qui est également au principe de la topographie de nombreuses villes de l’empire. Plus encore, les populations locales sont parfois soumises à un couvre-feu destiné à limiter leur circulation dans les parties blanches des agglomérations.
Enfin, comme l’écrit en 1903, le Dr G. Reynaud, qui partage cette analyse avec beaucoup de ses pairs, l’Européen « doit se borner à diriger et à surveiller les travaux faits par l’indigène » parce qu’il est « l’instrument supérieur et perfectionné de la colonisation. » Cette division raciale du travail a légitimé le recours au travail forcé imposé aux autochtones et la défense de l’esclavage domestique en Afrique française malgré les protestations de Victor Schœlcher au Sénat, le 1er mars 1880. Quant au travail forcé, il n’a été aboli que le 11 avril 1946 grâce à la mobilisation du député Félix Houphouët-Boigny qui, lassé des atermoiements de l’Assemblée nationale constituante, a déposé une proposition de loi rapidement adoptée.
Olivier Le Cour Grandmaison, 13 octobre 2015
http://theconversation.com/lhistoire-coloniale-francaise-et-lobsession-hygieniste-48914
plus de textes de l’auteur : https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2015/11/01/textes-dolivier-le-cour-grandmaison/

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