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Rencontre avec Raphaëlle Branche et Lucas Belvaux sur les dégâts humains de la guerre d’Algérie

mercredi 23 juin 2021, par Michel Berthelemy

Raphaëlle Branche, autrice de « Papa qu’as-tu fait en Algérie ? », et Lucas Belvaux, réalisateur du film « Des Hommes », se font les révélateurs des traumatismes subis par les appelés. Ils montrent l’une et l’autre les répercussions qu’ont pu avoir les horreurs de la guerre sur leur vie « d’après » et sur leurs relations familiales.

Extraits des propos recueillis par Christoph Kantcheff, publiés dans Politis du 3 juin 2021, et repris par le site Histoirecoloniale.net.

Raphaëlle Branche, qu’avez-vous pensé de Des hommes, et Lucas Belvaux, de Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?
R. B. : Je trouve le film très juste. J’aime la manière d’associer à chaque personnage des lumières et des couleurs. Le personnage de Solange est très important à mes yeux, parce que les sœurs sont des personnages historiques dont on devrait parler davantage. Je trouve intéressante la manière dont Lucas utilise les images d’archives dans la dernière partie, modifiant ainsi légèrement la nature du film. De même que je l’avais été à la parution du roman de Laurent Mauvignier, je vais être très attentive à la manière dont le film sera reçu. Cela dit, je pense que le film peut toucher un très grand nombre de personnes.
L. B. : Le livre de Raphaëlle Branche m’a troublé et doublement ému. D’abord parce que, pour construire le film, je me suis essentiellement appuyé sur le roman. Je n’ai pas fait beaucoup de lectures ou de recherches autour. Or j’ai l’impression que Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? valide mon film point par point. C’est aussi un livre d’histoire extrêmement émouvant, parce qu’il contient de nombreux témoignages, du récit et beaucoup d’affects. Cette rencontre de l’histoire, de la psychologie, de la sociologie, de la démographie, de la médecine est impressionnante et très prenante. Comme le roman de Laurent Mauvignier, le livre de Raphaëlle offre un autre regard sur les anciens combattants d’Algérie, qui ont été globalement mal vus par la société française, et sur leurs familles. Il ouvre des voies pour la suite.

Le livre corrige une idée que l’on a sur le silence des appelés revenus d’Algérie. Il n’est pas de leur seul fait…
R. B. : Les manières dont les soldats transmettent leur expérience en Algérie ne s’expliquent pas exclusivement par la personnalité de chacun ou par la particularité de l’expérience vécue. Elles renvoient aussi aux conditions dans lesquelles ces hommes peuvent la transmettre. Celles-ci varient en fonction des familles et des périodes : il importe de prendre en compte ces deux dimensions, le milieu familial, et le contexte social et politique global. Or la société a eu un rapport changeant avec ce passé, et les familles françaises aussi ont évolué. Être le frère ou la fille d’un soldat ne signifie pas du tout la même chose dans les années 1940 et les années 2020. On peut s’en douter, mais encore faut-il pouvoir montrer quelles en sont les conséquences sur les capacités à parler ou non.
Je pense par ailleurs qu’il n’y a pas eu que des silences. « Enquête sur un silence familial » est le sous-titre de mon livre parce que cette question est omniprésente, on me l’a souvent posée et elle m’a donné envie de travailler dans cette voie. Mais, en réalité, ces silences ont été habités : par des objets, des photos, des supports potentiels de récits, des bribes d’anecdotes, qui au total vont finir par fournir une constellation imaginaire pouvant être appropriée différemment par les uns et les autres. Si les filles et les fils s’en sont saisis, c’est aussi parce qu’ils ont été sensibilisés par d’autres voies : l’école, les documentaires sur la guerre d’Algérie diffusés par la télévision, les fictions…

Pour pouvoir dire quelque chose, encore faut-il avoir une écoute…
R. B. : Oui. Je crois aux « demi-dires ». Ces hommes tentaient d’exprimer quelque chose et si, en face, l’écoute était attentive, ils pouvaient aller plus loin ; ou bien ils faisaient marche arrière. Ces mouvements, je les constate encore maintenant. Certes, on parle et on écrit davantage aujourd’hui. Mais il n’en demeure pas moins que je n’ai travaillé qu’avec des gens qui ont bien voulu me répondre. Nombreux sont ceux que la guerre des pères ou des frères continue à laisser indifférents. Et pour beaucoup, l’important est de ne pas « abîmer le lien familial ». Quand il est possible de raconter la guerre sans affecter celui-ci, voire en le renforçant, alors la parole se délie. S’il y a un danger, tout le monde s’abstient.
L. B. : Je crois qu’intervient ici le sentiment de honte. S’il n’y a pas d’écoute, c’est parce qu’on a peur d’avoir honte. A partir de 1956, tout le monde en France peut savoir que des atrocités sont commises en Algérie. Mais personne ne veut assumer que ces horreurs soient commises par ses enfants ou par ses frères. Quand ils sont en Algérie, les soldats ne racontent pas les combats, leur peur, le risque, comme le montre Raphaëlle. Ils veulent rassurer leur famille avant tout. Mais quand ils reviennent, beaucoup veulent parler. Dès la fin 1962, des récits d’ex-soldats sont réunis dans une publication d’obédience chrétienne. Mais on ne veut pas les écouter. La Ve République, notamment en décrétant l’amnistie, choisit de recouvrir d’un voile pudique tous les aspects sombres de cette guerre. Tout le monde est mal à l’aise. D’où le silence familial et le silence d’État.

Pour le livre, vous avez eu accès à des correspondances d’une richesse inouïe…
R. B. : J’ai eu beaucoup de chance que toutes ces personnes m’aient fait confiance, et qu’elles aient gardé ces correspondances. Dans les questionnaires que je leur ai préalablement envoyés, les anciens appelés m’ont tous dit qu’ils écrivaient pour rassurer. Dans les correspondances, c’est ce que j’ai constaté, c’est pourquoi ils ne décrivent pas précisément ce qu’ils font. Mais ils écrivent aussi pour se rassurer sur l’existence du lien qui perdure avec la famille. je mets à part le cas des couples et des frères et sœurs très proches, avec lesquels se sont noués des contrats de confiance différents, permettant d’en dire davantage.
[…]
Votre approche des appelés s’inscrit dans une longue durée, qui commence dès les années 1930, c’est-à-dire dès leur enfance…
R. B. : Je considère les combattants non pas uniquement dans leur fonction de combattants mais comme des hommes, avec leur existence antérieure et leurs projets. Je pense que ce déplacement du regard a des vertus heuristiques pour comprendre ce qui s’est passé. D’où le fait de travailler sur les décennies qui précèdent la guerre, ces années où ils sont encore des garçons et où leurs futures femmes sont leurs camarades d’école. Les restituer dans ce contexte-là me semble d’autant plus pertinent que leur passage sous les drapeaux est très bref à l’échelle de leur vie. Et par là, on peut étudier ce qui m’intéresse beaucoup : les assignations de rôles (des mères, des sœurs, des épouses…) dans les familles et dans la société.

Vous avez beaucoup travaillé la question du traumatisme…

R. B. : Depuis vingt ans, on a cette représentation des anciens d’Algérie tous traumatisés. Le roman de Laurent Mauvignier, publié en 2009, est le le roman de son époque parce qu’il offre un visage à cette représentation commune selon laquelle les appelés sont tous abîmés. Il est vrai qu’il y a eu un certain nombre de blessés psychiques immédiats. Mais pour beaucoup d’autres le traumatisme a été souterrain, non accessible à la conscience. C’est pourquoi le traumatisme intéresse beaucoup les historiens : des gens sont habités dans leur corps par des expériences qui ont trente ou quarante ans et qui soudain se manifestent au présent. D’autres, pourtant, ont connu des cheminements différents, qui ont pu être positifs.

Pourquoi avoir choisi Gérard Depardieu dans le rôle de Feu-de-bois ?
L. B. : Quel que soit l’acteur que l’on choisit, il vient avec son histoire, sa filmographie, le spectateur a déjà un regard sur lui. Sur Gérard Depardieu, le regard est troublé depuis quelques années. Mais il est parfait dans le film. Le choisir m’a semblé relever de l’évidence tant la description que fait Mauvignier de son personnage a tous les traits de Depardieu. Mais il s’est passé la même chose avec Solange. J’ai immédiatement vu Catherine Frot dans le rôle. Elle s’est imposée à mes yeux dès ma lecture du roman.
[…]

Si on réalisait une fiction avec des appelés lucides sur les enjeux de cette guerre, donc héroïques car ceux-ci ont été rares, cette fiction serait-elle crédible ?
L. B. : J’ai lu dans le livre de Raphaëlle que certains racontent que ce qui les a bouleversés en tant qu’agriculteurs ou fils d’agriculteurs, c’est d’avoir à détruire des champs de blé. Cet acte avait une résonance énorme en eux et leur montrait que quelque chose n’allait pas. Cela les rendait lucides.
R. B. : Un homme me l’a rapporté, en effet. Quand il raconte cela à son père, c’est plus efficace que s’il lui disait : on commet des crimes de guerre, ou tu ne te rends pas compte de ce qu’est réellement la pacification. La fiction que vous évoquez serait réaliste. Ce qui ne veut pas dire que les plus lucides n’ont pas commis ensuite des actes qu’ils n’auraient jamais pensé commettre. Je m’appuie notamment sur les carnets d’un soldat communiste qui part avec le désir de convaincre, et qui note ses échecs à ne pouvoir persuader ses camarades de ne pas assassiner, violer… Et cela l’atteint lui, parce qu’en tant qu’homme et en tant que communiste, il estime ne pas avoir été à la hauteur. Cette lucidité n’est pas la garantie d’une protection mentale. Et pourtant c’est très courageux, car il faut imaginer ce que cela signifie dans une unité militaire de tenir ce genre de rôle. Les proches aujourd’hui ont souvent du mal à s’imaginer. Je vois bien combien les anciens d’Algérie sont choqués parfois des remarques qu’on peut leur faire – quand cela vient de leurs petits-enfants par exemple – sur le mode : « Mais enfin, Papy, pourquoi n’as-tu pas dit non ? »

https://histoirecoloniale.net/Des-hommes-un-film-de-Lucas-Belvaux-inspire-du-livre-de-Laurent-Mauvignier.html

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