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Résister, Témoigner, Transmettre : la Conférence de Tramor Quemeneur à l’assemblée générale de la 4ACG

mercredi 31 août 2022, par Michel Berthelemy

L’historien Tramor Quemeneur, spécialiste de la colonisation et de la guerre d’Algérie, était invité du 11 au 13 mars 2022 par la 4ACG à son assemblée générale annuelle. Durant trois jours, il a participé aux travaux en assistant notamment à la projection du film de François Chouquet Comme un seul homme et en animant le débat qui a suivi sur les réfractaires et les insoumis à la guerre d’Algérie. Il a enfin conclu ces trois jours d’une très grande richesse par une Conférence retraçant le chemin menant de la résistance à la désobéissance. Nous vous proposons ici le texte intégral de cette conférence intitulée Résister, Témoigner, Transmettre.

Les deux grandes guerres mondiales avaient rencontré, en France, des formes de résistance : celle qui a entraîné l’épisode tragique des « fusillés pour l’exemple », la Résistance, les maquis à partir de 1940... La résistance à la guerre d’Algérie, pendant les années qui l’ont suivie, a été plus tard minorée. Pourtant, les années qui l’ont précédée en ont vu apparaître quelques signes avant-coureurs : dès 1948 avec le procès de l’objecteur de conscience Jean-Bernard Moreau, qui inaugure la création du mouvement Citoyens du monde ; puis, pendant la guerre d’Indochine se font jour de vraies contestations dans lesquelles s’impliquent aussi des intellectuels tels Sartre, Picasso, Prévert et d’autres encore. De ci, de là, quelques jeunes hommes refusent de porter les armes, déchirent leur passeport...
Par ailleurs, on souligne beaucoup la culture coloniale qui existait dans la société française. Or, en réalité, elle était surtout portée par un lobby colonial et seuls quelques intellectuels étaient attentifs à cette question. A ce moment-là, la société française ne se sentait pas concernée. La France était alors rurale et ne se projetait pas dans les affaires internationales. En février 1954, juste avant la fin de la guerre d’Indochine, il n’y a que 23% des Français qui sont intéressés par cette guerre. Deux mouvements s’y sont investis : le Parti Communiste et l’Extrême-Droite. Jusqu’au milieu de l’année 1955, on parle des « évènements » d’Afrique du Nord, en englobant le Maroc et la Tunisie. Les Français ont une vision assez détachée de l’Algérie et du phénomène colonial. Le premier tournant apparaît en août 1955. En effet, c’est le moment de la deuxième insurrection mobilisée par le FLN et l’ALN, dans les Aurès et dans le Constantinois en particulier, pour déclencher un sursaut et se répandre dans toute l’Algérie. L’armée réprime très durement cette flambée de l’insurrection.

Résister
A la fin août 1955, le gouvernement décide de rappeler sous les drapeaux 62 000 jeunes Français qui avaient terminé leur service militaire. En outre, 180 000 jeunes voient la durée de leur service passer de 18 à 24 mois. Ces mesures sont très impopulaires. Dans les mois qui suivent, de nombreuses manifestations ont lieu et, à partir de ce moment, il est question de désobéissance à la guerre d’Algérie. Une première manifestation a lieu le 1er septembre 1955, à la gare de l’Est, à Paris, où des appelés bloquent le train et réclament la quille. Une mutinerie éclate le 11 septembre 1955, puis, fin septembre 1955, à l’église Saint-Séverin, à Paris, un tract circule et une messe est dite pour la paix. Deux cents jeunes sont mobilisés et disent qu’ils ne veulent pas « tirer sur nos frères musulmans ». « Si nos mains tremblent en tirant, c’est que notre cœur se soulève ». Ils appellent à un mouvement de désobéissance collective. Le 6 octobre, nouvelle mutinerie à la caserne Richepanse, à Rouen, soutenue par une partie de la population civile. C’est un mouvement d’ampleur, avec plusieurs dizaines d’arrestations (voir en bas de page le film Comme un seul homme).
Ces événements et ces propos trouvent quelques relais politiques dans la gauche révolutionnaire avec Marceau Pivert, dirigeant du principal courant révolutionnaire au sein de la SFIO, et fondateur du Parti Socialiste Ouvrier et Paysan, qui s’en fait l’écho dans la presse et le relais auprès de Pierre Cot, député du Rhône, apparenté au Parti communiste, à l’Assemblée Nationale. Cela contribue à la chute du gouvernement à la fin de 1955. C’est un moment charnière qui va indiquer si on entre dans la guerre ou pas, mais cela n’apparaîtra qu’a posteriori. A ce moment-là, Guy Mollet, chef de la SFIO, mène sa campagne sur le mot d’ordre de « guerre imbécile et sans issue ». C’est sa formation qui arrive en tête au soir du 2 janvier 1956. Pour cette élection, il y a eu un nombre important d’inscriptions de jeunes sur les listes électorales, beaucoup plus qu’habituellement ; Le Front Républicain, coalition de centre gauche avec la SFIO, le Parti Radical et Les Républicains Sociaux, arrive donc au pouvoir en janvier 1956. Les Français attendent Pierre Mendès-France. Il a été Président du Conseil de 1954 à 1955 et il a signé en juillet 1954 les accords de Genève, qui ont mis fin à la guerre d’Indochine. Tout concorde pour qu’il y ait une fin à la guerre d’Algérie. Mais c’est Guy Mollet qui devient Président du Conseil et il « renverse la vapeur » après la manifestation violente des Français d’Algérie le 6 février 1956 (la fameuse « journée des tomates »). Il devient partisan de la répression, lui qui a fait sa campagne, rappelons-le, sur le mot d’ordre de « guerre imbécile et sans issue ».
Les effectifs sont portés à 400 000 hommes en Algérie et la durée du service militaire passe de 24 à 28 mois. D’avril à juillet 1956, la contestation s’étend à toute la France. Plus de 300 incidents se produisent, notamment dans la région marseillaise. Le ministre de l’Intérieur lui-même admet qu’un train sur cinq a des problèmes pour arriver à destination. Dans les petits villages, les petites villes, des collectifs se forment et regroupent des militants chrétiens, des communistes, des socialistes, qui sont opposés à l’envoi des contingents en Algérie ; ils retardent les départs d’appelés. Des slogans sont lancés : « Les CRS dans les Aurès », « Lacoste au poteau ». (Robert Lacoste a été nommé Ministre-résident en Algérie par Guy Mollet, il le restera jusqu’en mai 1958).

La mauvaise conscience des partis politiques
Une forme de résistance diffuse se répand au sein de la société française. La contestation est en grande partie étouffée par une forte répression et par de la censure. Les journalistes qui tentent de rendre compte des répressions sont censurés. Mais aucun parti politique ne soutient les mouvements de protestation, tous approuvent plus ou moins explicitement la répression, qui se renforce : jusqu’à cinq ans de prison pour certains militants. Le Parti communiste lui-même a voté les pouvoirs spéciaux, en mars 1956. C’est la base de la mauvaise conscience de ces partis, jusqu’à aujourd’hui, pour ce qui est de la guerre en Algérie ; ils n’aiment pas parler de cela.
Une moitié de la société française est opposée à cette guerre. Elle est contre l’augmentation des impôts entraînée par ce conflit. Des intérêts économiques (le pétrole), politiques (la plupart des grands notables Pieds-Noirs) et sociaux sont en jeu. Les jeunes n’ont plus de choix autre que d’aller en Algérie et le refus collectif n’est pas possible, aucune force politique n’y encourage. S’installe alors un sentiment de fatalité, communiqué aussi par les parents qui disent : « Il y a eu la première guerre mondiale, puis la seconde, et maintenant c’est ton tour » .

Témoigner
C’est en dehors des partis politiques que vont se constituer peu à peu des réseaux d’opposition à la guerre. L’archevêque d’Alger, Léon-Etienne Duval, appelle à la paix. Le général de Bollardière, qui condamne publiquement l’usage que l’armée fait de la torture, en est une des figures importantes, il met en avant ce qui doit rester d’humain.
A cette période, Louis Lecoin lance aussi sa campagne pour la reconnaissance de l’objection de conscience, avec son journal Liberté. Des militants communistes, à la suite d’Alban Liechti, soutenus par le Secours Populaire, lancent la campagne des « soldats du refus » : ils sont une quarantaine à être emprisonnés pour leur refus de participer à la guerre d’Algérie. Petit à petit, ces témoignages de refus forment des petits ruisseaux qui deviennent les rivières de la résistance.
La contestation publique apparaît en 1960. La résistance apparaît sous deux formes principales : d’une part l’activité des « porteurs de valises », réseau créé et animé par l’écrivain Francis Jeanson, et la manifestation au grand jour du phénomène de l’insoumission, que justifie le « Manifeste des 121 », en septembre 1960, signé par de grandes figures d’intellectuels et d’artistes telles que Sartre, Simone de Beauvoir, Simone Signoret, Marguerite Duras, André Breton etc. C’est une date-clé, car ce texte introduit une brèche dans la légalité, il proclame la légitimité de la désobéissance. Au même moment, le « procès Jeanson » connait un grand retentissement.
D’autre part, le mouvement lancé par l’Action civique non-violente (ACNV) vient en aide aux réfractaires qui refusent de participer à la guerre d’Algérie.
Lors du premier soir de cette AG, nous avons entendu des témoignages sur l’action civique non violente, qui a été théorisée, encouragée et accompagnée par le philosophe Joseph Pyronnet. C’est désobéir dans la légalité, en acceptant la sanction, soit deux ans de prison, parfois plus. Décider d’être insoumis, réfractaire, et persister dans la décision demande beaucoup de courage et entraîne de nombreux risques : clandestinité ou exil, ce sont des parcours de vie extrêmement durs (3).
Nous avons entendu aussi des témoignages de micro-désobéissances, dans la guerre elle-même. Stanislas Hutin, rappelé en novembre 1955, écrit un journal et prend des photos pour pouvoir témoigner plus tard, il se met en porte à faux avec sa famille à cause des lettres qu’il lui envoie. Francine Rapiné-Fleury, en 1957, est condamnée à trois ans de prison pour avoir aidé un responsable du FLN à passer en Suisse... Ce sont ces actes, avec d’autres semblables, qui ont contribué à diffuser une information qui dément de plus en plus l’information officielle : 1957 a vu s’ouvrir au grand jour le débat sur la torture. La presse subit des pressions de l’Etat dans ses manifestations de soutien à la désobéissance, pour atteinte au moral de l’Armée, atteinte à la sûreté de l’État. Dès 1955 et par la suite, plusieurs centaines d’articles sont censurés et des procès se succèdent contre les journaux. Dans la région de Brest, par exemple, des journaux chrétiens, des journaux locaux parlent des témoignages de jeunes qui disent ce qui se passe en Algérie et qui témoignent des tortures, des exécutions sommaires. L’information circule par le bas, une résistance sourde se diffuse peu à peu.
Le témoignage, ce sont donc des actes de refus et de désobéissance, des résistances importantes au quotidien au sein des régiments. La transmission, ce sera pour après.

Le retour
Raphaëlle Branche vient de publier un livre sur ce sujet, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? (1) . Le retour a été marqué surtout par le silence, un silence pesant. Toutes choses égales par ailleurs, c’est aussi ce qui s’était passé pour celles et ceux qui revenaient des camps nazis.
En avril 1959, plus de 70% des Français souhaitent l’indépendance de l’Algérie. De Gaulle n’est donc pas le seul à vouloir aboutir au cessez-le-feu. La population n’est plus prête à cette guerre et veut s’en dégager le plus rapidement possible. Toutes les élections pendant cette guerre montrent bien qu’elle s’est faite contre la majorité de la population française, qui vit ce conflit comme une épine. Cela contribue pour beaucoup à expliquer le silence qui nait alors, nourri aussi d’une absence de témoignages pendant longtemps. Parfois « ça ne sort pas », parfois c’est le silence post-traumatique, il y a ceux qui se suicident, ceux qui basculent dans la folie. Il a fallu un long temps de maturation pour que, progressivement, à partir des années 1990 essentiellement, des témoignages commencent à parvenir dans l’espace public. A la retraite, certains anciens appelés trouvent le temps de « coucher » leur expérience sur le papier. C’est aussi le trentenaire de la fin de la guerre d’Algérie, c’est à dire le temps d’une génération. L’histoire commence à être écrite à ce moment-là.

La Gangrène et l’oubli, Maurice Papon, Aussaresses : le voile se lève...
C’est à cette époque que Benjamin Stora publie La gangrène et l’oubli (2). Dans le même temps surgit la guerre civile en Algérie, qui réveille la mémoire de la guerre pour l’indépendance de l’Algérie, avec parfois des acteurs et des lieux identiques. On s’intéresse alors un peu plus à la guerre d’Algérie.
En octobre 1997 se produit un nouvel élément fondamental, le procès de Maurice Papon : ancien haut fonctionnaire de Vichy, il comparait devant les assises de la Gironde pour crimes contre l’humanité dans son rôle actif dans la déportation des Juifs. Toute la première semaine de son procès revient sur la guerre d’Algérie car la justice réexamine son rôle dans la soirée et la nuit du 17 octobre 1961, où une manifestation pacifique d’Algériens à Paris a été violemment réprimée par la police, faisant plus de cent morts et des milliers de blessés. C’est cet homme qui fait le lien entre la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’Algérie. Il est un acteur important de la répression contre l’action civique non violente à Paris, mais aussi auparavant dans le Constantinois.
Un autre événement important est l’affaire Aussaresses : général, il dit clairement en 2000 avoir eu recours à la torture pendant la guerre d’Algérie et en particulier lors de la bataille d’Alger, en 1957. Cela provoque une résurgence du témoignage : 16.000 lettres de témoignages sont publiées. Dans les familles apparaissent quelques pages, voire un livre, qui circulent à l’intérieur du groupe familial. C’est une production de savoir très importante, une histoire « par le bas ». On observe des parcours extraordinairement variés et certains extrêmement « pointus ».
De nombreuses personnes ont pris beaucoup de risques mais, la plupart de ceux-là, nous ne les connaissons pas. C’est comme un puits sans fond de parcours, de prises de risques, de désobéissances, de résistances... qui se sont produites et qui restent à connaître. D’où l’importance de la notion de transmission d’une génération à l’autre, de grands-parents à petits-enfants, avec un intérêt de plus en plus important dans la société française pour la guerre d’Algérie et les différents aspects de son déroulement. Par rapport à votre association (la 4ACG), Simone de Bollardière disait la nécessité de parler et de préciser que vous n’êtes pas responsables, mais victimes.
Continuer de transmettre développe cette résistance pour résister aux guerres, car celles-ci sont toujours présentes. Une transmission pour les générations suivantes pour dire que l’on peut désobéir à certains moments.

La mémoire des cendres et la mémoire trouée.
La mémoire des cendres est celle de nombreux harkis et de nombreux Pieds-Noirs, une mémoire de ce qui n’est plus et ne sera plus. L’Algérie a continué à vivre et certains harkis ne sont jamais retourné dans leur pays. La mémoire des cendres, c’est ce qui a été brûlé, les cendres c’est ce qui reste après le feu et qui disparaît peu à peu au fil du temps.
La mémoire trouée, c’est celle des enfants d’appelés du contingent, mais aussi des enfants des militants algériens. C’est une mémoire dont des pans entiers sont vides, celle dans laquelle il y a du non-dit. Quoi de plus terrible pour les enfants et petits- enfants que de ne pas savoir ce qui s’est passé dans la vie de leur parent ? Le départ d’un parent qui disparaît sans laisser de traces laisse des empreintes où le non-dit est transmis de génération en génération, où l’on voit apparaître divers traumatismes. Il faut savoir s’en libérer et témoigner pour aller vers le meilleur. Aujourd’hui, nous sommes dans cette dimension.
J’ai participé pour la revue Historia (Le choc des mémoires) à un sondage qui fait apparaître deux blocs nationalistes qui représentent 30 à 40 % de la population et qui sont résolument opposés. 40% des Français sont prêts à renvoyer les Algériens en Algérie, ce qui s’appelle en d’autres termes une « épuration ethnique ». 30% des
Algériens sont prêts à faire de même avec les Français alors qu’il n’y a presque aucun Français qui vit en Algérie. Ce pourcentage concerne les personnes de plus de 50 ans en Algérie et celles de plus de 60 ans en France. On a là la manifestation de mémoires fermées où ces rejets prennent racine. Par contre, les jeunes de moins de 25 ans sont à peu près de manière identique ouverts à l’autre, 70% ont plutôt une image positive de l’autre pays, 70% souhaitent faire des choses ensemble. Il est donc temps de permettre ce passage de la transmission, ce lien pour montrer que l’on peut aller dans le sens de la construction entre nos deux pays. Il faut aussi lire à ce sujet le travail de Max-Paul Morin, Les jeunes et la guerre d’Algérie, aux Presses Universitaires de France.
Tout cela montre bien l’importance du témoignage de la 4acg et de son effet cathartique. Je pense que son rôle est fondamental pour la transmission d’une génération aux suivantes afin de permettre aux refus et à la résistance de perdurer. Encore actuellement, ce sont les nostalgiques qui occupent le plus l’espace public, il est donc important de fédérer nos forces avec d’autres.

Tramor Quemeneur est historien, auteur ou co-auteur de nombreux ouvrages et articles sur la guerre d’Algérie, notamment d’une thèse de doctorat (2007) intitulée : Une guerre sans « non » ? Insoumissions, refus d’obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d’Algérie (1954-1962).
Il est actuellement chargé de cours aux Universités de Paris-8 et de Cergy, membre de la Commission Mémoires et vérité mise en place à la suite du rapport de Benjamin Stora remis au président de la République (janvier 2021), et membre du Conseil d’orientation du Musée national d’histoire de l’immigration

(1) Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? enquête sur un silence familial, éditions La Découverte, 2020
(2) La Gangrène et l’oubli, La Découverte, 2005
(3) Les Réfractaires à la guerre d’Algérie, Erica Fraters, éditions Syllepse, 2005

Le film documentaire Comme un seul homme, de François Chouquet

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