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Une « retraite du combattant » pour la paix

dimanche 30 mars 2014, par Rémi Serres

Fils de petits paysans du sud de l’Aveyron, ouvrier agricole, c’est au mois de février 1958 que je suis appelé au service militaire. Je viens d’avoir 20 ans. Une feuille de route me destine au Maroc, Agadir exactement. Nous embarquons sur le bateau en direction d’Oran. Je n’ai jamais vu la mer et encore moins un bateau. La traversée est assez dure. La mer n’est pas bonne et la plupart d’entre nous avons le mal de mer. Par sécurité, on nous enferme dans les cales quand la mer est très violente. Beaucoup d’entre nous vomissent ; ça pue, ça glisse. La chaise longue, qui nous fait office de chaise et de lit, se ballade d’un bout à l’autre de la cale.

Nous remarquons une différence de traitement quant à nos conditions de voyage : nos gradés ont des couchettes dans des petites chambres avec des lits bien amarrés. Bref, tels des bêtes, on nous emmène vers un pays inconnu. Tout le monde se tait : nous sommes envahis de mélancolie et de tristesse.

Arrivée en Algérie

Enfin, quarante-huit heures après notre départ, nous débarquons à Oran. Cette étape se devait d’être brève, car nous devions repartir le lendemain pour Agadir. Mais, le lendemain, on ne repart pas, le surlendemain non plus. Deux semaines se passent, et nous sommes toujours en civil. Nos vêtements commencent à sentir et à se déchirer. Pourquoi ne partons-nous pas ? L’explication se trouve dans l’actualité de l’époque. C’est le début de l’indépendance du Maroc et le roi ne veut plus de troupes françaises sur son sol. Or notre destination était Agadir, au Maroc.

Alors, au bout de deux semaines, on nous « distribue » dans les régiments d’Algérie qui voudront bien de nous pour nous faire faire les classes.

Les classes

Grossièrement, les classes consistent à apprendre à obéir et à faire la guerre. C’est ainsi que notre groupe (environ 200 hommes) se retrouve à Bogard dans le Premier Régiment de Tirailleurs Algériens, un régiment disciplinaire destiné normalement aux fortes têtes qui se sont fait remarquer ou aux jeunes que l’on ne sait où envoyer.

Expérience très dure. Les coups pleuvent facilement, les punitions sont monnaie courante et les humiliations permanentes. Tu rampes dans la boue, tu fais des pompes, des revues de chambre, des revues d’armes sous le soleil. Il faut nous mater, nous faire obéir. Une seule fois, nous avons organisé une petite rébellion collective… nous l’avons payée très cher. Nous avons des cours sur la guerre. Nous apprenons à tirer avec diverses armes.

La guerre

Au bout de quatre mois, nous rejoignons le 39e Régiment d’Infanterie. Nous découvrons la guerre : partir en opération pour un, deux ou trois jours ; chasser les hommes comme on chasse le gibier. Et, au retour, toujours les même questions des copains restés garder le poste : « combien en avez-vous eu ? » - « Deux, trois, quatre…, mais on aurait pu mieux faire si l’aviation nous avait aidés ou si la 6e compagnie était allée plus vite… » Cela pourrait faire sourire si l’on ne parlait pas de vies humaines…

Quand nous ne partons pas en opération, nous tendons des embuscades. A sept ou huit, à la tombée de la nuit pour ne pas être vus, nous nous postons sur un chemin à l’entrée d’un village, là où les fellaghas sont censés venir se ravitailler. Allongés par terre, il s’agit d’attendre sans se faire repérer par un éventuel ennemi. Vers minuit, si personne n’est passé, nous rentrons au camp. Mais si, par hasard, quelqu’un passe, c’est l’accrochage et les coups de feu fusent de part et d’autre. Mais, dans la nuit, ce sont souvent des coups de fusil ou de mitraillette pour rien. Quelquefois, ça fait mouche d’un côté ou de l’autre, et c’est la victoire ou le drame.

Le ravitaillement

Une fois par semaine, il faut quitter le poste pour descendre se ravitailler à la ville la plus proche, Tizi-Ouzou. Pour parcourir ce trajet assez laborieux, une stratégie particulière est mise en place. Un groupe part à pied pour déminer la piste, un autre groupe, toujours à pied, marche sur les crêtes pour protéger les démineurs. Suivent le half-track (sorte de camion à chenilles, très lourd, qui est armé d’une mitrailleuse lourde) et les camions qui sont destinés aux hommes et aux marchandises. Nous marchons ainsi pendant une dizaine de kilomètres. Arrivés à la route goudronnée, la vallée s’élargit et le trajet devient moins dangereux. Alors, tout le monde peut monter dans les camions. Cette opération recommence le soir en sens inverse.

Nous ramenons des victuailles pour une semaine, des munitions, des armes, ainsi que des habits neufs pour renouveler ceux qui sont trop usés.

La garde

Nous passons beaucoup de temps à monter la garde autour du poste. La nuit, la garde s’effectue de manière permanente avec quatre hommes. Le froid est parfois vif et les deux heures paraissent très longues. Quelquefois, les fellaghas viennent harceler le poste. La riposte, souvent disproportionnée, ne se fait pas attendre. Mais elle n’atteint que rarement l’ennemi qui a pris la précaution de repérer un abri.

La misère de la population civile

Les gamins du village galopent pieds nus dans la neige derrière le camion de nos poubelles. Dès que celui-ci a été vidé, c’est la course pour trouver un quignon de pain ou une boîte de sardines où il reste des miettes.

Cette guerre a déplacé près de la moitié de la population rurale pour être regroupée dans les villages près des postes. Les villageois ont abandonné leur lopin de terre, leur jardin, leurs figuiers, leurs chèvres et leurs poules. Les hommes valides sont partis au combat, d’un côté ou de l’autre…

Dans les villages regroupés, il ne reste plus que les vieillards, les femmes et les enfants, avec peu de moyens de subsistance. L’armée, par l’intermédiaire des S.A.S (Sections Administratives Spéciales), distribue quelques sacs de semoule, mais c’est de manière irrégulière et insuffisante. Les gens n’ont aucun moyen de se faire soigner ; quelquefois, l’armée donne quelques soins pour les maladies bénignes, mais les plus malades n’ont aucune chance de survie.

La torture

La torture n’est pas une exception, mais un système que nous avons découvert. C’est le plus insupportable : frapper à mort un homme attaché, lui mettre la tête dans le feu, brancher l’électricité sur les parties les plus fragiles du corps, le mettre à nu, l’arroser à l’eau froide et le jeter dehors par une nuit glaciale… Voilà quelques-unes des tortures que l’on inflige à nos prisonniers pour les faire parler. Il y a d’autres tortures plus sordides que je n’ai pas envie de décrire. Peu d’hommes du contingent participent aux interrogatoires, ceux-ci sont réservés à quelques « spécialistes ».

A mon avis, ces bourreaux n’étaient plus des hommes : aucune raison ne justifie de faire autant souffrir des gens. Nous, les hommes du contingent, n’avons rien dit, nous n’avons pas eu le courage de hurler notre désaccord au monde. Le proverbe dit : « Qui ne dit mot, consent ». Par notre silence, nous avons plus ou moins participé à ces atrocités et à ces horreurs.

La mort

Et puis, nous avons découvert la mort… On a recensé trente mille morts côté français et un million côté algérien.

La mort était partout dans nos rangs comme chez nos adversaires. Nous partons en opération au petit jour et, le soir, seize d’entre nous ne reviennent pas. Des camarades avec qui nous buvions la bière ensemble la veille. Moi-même, j’ai failli être du nombre puisque j’ai été blessé au cou et transféré par hélicoptère sur Tizi-Ouzou.

Côté adverse, il n’y a pas eu de cadeaux non plus. Combien de femmes, de mères ou d’enfants n’ont jamais revu celui qu’ils aimaient ! Tous ces prisonniers que l’on a achevés sans jugement, après les avoir torturés à mort. Tous ces gens que l’on a tués parce que, tout simplement, ils n’auraient pas dû être là. Toutes ces femmes que l’on a violées. Tous ces combattants souvent très jeunes - 15-16 ans - ennemis de gré ou de force, qui ont perdu la vie sans trop comprendre.

Fondation de la 4acg

A mon retour, j’essaie d’oublier. Jusqu’au jour où notre fils, objecteur de conscience et insoumis, me demande de témoigner à son procès. J’accepte, et ainsi je peux dire publiquement combien la guerre est une absurdité, mais aussi le service militaire qui n’a pour but que de préparer à la guerre. notre fils est relaxé. Mais l’accusation fait appel et les poursuites contre lui dureront plusieurs années

Au moment de toucher ma « retraite du combattant » , je me demande qu’en faire. Pour moi, cet argent est taché de tout le sang qui a coulé en Algérie. Il est imprégné de ces cris de douleur infligés par la torture. Il est noirci par toutes ces femmes qui ont été violées. Cet argent, il ne peut pas servir à acheter des cadeaux de Noël à mes petits-enfants car, à travers les billets, l’on voit les enfants algériens morts de froid et de faim à cause de la guerre. Il est intouchable parce qu’il sent la mort, celle des trente mille jeunes venus de France, celle du million d’Algériens.

Depuis le procès de notre fils, je suis membre de l’association « Le C.O.T. » ( Comité des Objecteurs Tarnais. )

Avec eux et grâce à leur aide nous créons la 4ACG. Nous débutons à quatre, bientôt rejoint par un cinquième. 

Notre retraite sera reversée à des populations souffrant de la guerre ou à des organismes œuvrant pour la paix L’Algérie sera notre priorité. Par notre action, nous voulons dire non a la guerre

Non à la guerre et à toutes les horreurs qu’elle entraîne. Parce que, hélas, les guerres ne se sont pas arrêtées avec celle d’Algérie.

Remi Serres