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Le Pen et la torture, la démonstration implacable de Fabrice Riceputi

lundi 29 janvier 2024, par Gérard C. Webmestre , Michel Berthelemy

Fruit d’une enquête extrêmement fouillée de l’historien Fabrice Riceputi, l’ouvrage Le Pen et la torture fait le point de façon magistrale sur le séjour à Alger, en 1957, de Jean-Marie Le Pen, qui a avoué puis nié avoir pratiqué la torture.

par Yves Faucoup, Mediapart, 23 janvier 2023

Fabrice Riceputi, ancien professeur d’histoire-géographie à Besançon, a passé beaucoup de son temps à travailler sur le système répressif de la France coloniale en Algérie. Il collabore à histoirecoloniale.net, est associé à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), axé sur la Seconde Guerre mondiale ainsi que sur certains thèmes de l’histoire contemporaine). Il co-anime avec l’historienne Malika Rahal (directrice de l’IHTP) le site 1000autres.org qui accomplit un travail considérable de recherche sur les disparus algériens, les arrestations, les tortures, les exécutions. Il est l’auteur de La bataille d’Einaudi : comment la mémoire du 17 octobre 1961 revint à la République en 2015, avec une préface du grand historien Gilles Manceron, réédité en 2021 avec de longs compléments sous le titre Ici on noya les Algériens : la bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961, avec une préface d’Edwy Plenel. Ces ouvrages sont parus aux éditions le Passager clandestin.

Le Pen et la torture, sous-titré Alger 1957, l’histoire contre l’oubli, est vite lu : pas seulement parce qu’il couvre 134 pages mais parce que l’écriture est limpide, la documentation est importante mais distillée de telle façon qu’elle prouve la source sans envahir le texte. La démonstration, s’appuyant sur des récits de victimes et de témoins, des rapports de police et archives militaires, des ouvrages et articles fouillés, est implacable. Aujourd’hui, il y a une telle campagne d’extrême droite avec la complicité de certains médias et certains journalistes, qu’il est nécessaire que les historiens prennent la plume et publie dans une version accessible les contrepoints nécessaires. Je pense dans la même veine au livre de Laurent Joly la Falsification de l’histoire sur Éric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les Juifs.

Pour Fabrice Reciputi, il y a eu un élément déclencheur : la série d’émissions de Philippe Colin sur France Inter intitulée Jean-Marie Le Pen, l’obsession nationale, en février 2023, dans laquelle le producteur estime que « le soldat Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie »(voir http://www.4acg.org/Jean-Marie-Le-Pen-et-la-torture-en-Algerie-polemique-autour-d-un-podcast). Le sang de l’historien n’a fait qu’un tour, il en a été de même pour André Loez, historien spécialiste (entre autres) de la Grande Guerre, et Florence Beaugé, journaliste au Monde, qui en 2002 avait produit des témoignages d’Algériens. Lors d’une rediffusion l’été dernier, France Inter a précisé que la phrase plus que litigieuse était remplacée par la suivante : « On ne peut pas prouver que Jean-Marie Le Pen a torturé en Algérie mais c’est une possibilité », se fondant sur le fait que la justice a débouté Le Pen dans le procès qu’il avait intenté à l’encontre de Florence Beaugé. Evidemment, cette nouvelle phrase ne change pas grand-chose à la précédente. On peut s’étonner de temps de prudence, même si le fait que Le Pen ait intenté de nombreux procès, qu’il a souvent gagnés, pour tenter de se blanchir peut expliquer ces pudeurs de gazelle.

La fable perverse des tortionnaires

En réalité, Le Pen lui-même a avoué qu’il avait torturé, comme le rappelle Fabrice Riceputi. Comptant sur l’amnistie, l’ancien para confie tout de go au journal Combat  le 9 novembre 1962 : « Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire ». Des plaintes ont été déposées dès mars 1957, et quelques publications s’en sont fait l’écho. Le Pen, ensuite, démentira avoir torturé mais justifiera la torture avec un argument classique : faire parler un poseur de bombes et éviter ainsi des dizaines de victimes. Sauf que l’auteur dément cette « fable perverse des tortionnaires », aucun exemple ne la confirme, par contre cette pratique prétendument destinée à combattre les terroristes a pour but de terroriser.

En 1972, Le Pen crée le Front National avec des anciens de la guerre d’Indochine et d’Algérie, en jouant délibérément sur le racisme antiarabe. Comme le note Fabrice Riceputi, pour cette extrême droite, « l’ennemi principal n’est plus le juif, mais "l’immigré" maghrébin » [on est toujours sur cette lancée aujourd’hui, avec le RN et Reconquête]. Le cinéaste René Vautier recueille en Algérie des témoignages des victimes de Le Pen. Le Canard enchaîné se demande si « un émule de Barbie » va entrer au Parlement européen. Libération accuse, Le Monde aussi. Le Pen a le soutien du général Massu qui minimise les effets de la torture puisque des témoins se portent bien 28 ans après ! Le Pen finit par être débouté par un tribunal correctionnel : il ne peut se plaindre d’être traité de tortionnaire puisqu’il n’a cessé de faire l’apologie de la torture. Sauf que la cour d’appel et la cour de cassation condamnent Le Canard et Libé. L’historien Pierre Vidal-Naquet, auteur de La torture dans la République (aux éditions de Minuit, en 1972) sera un témoin de poids dans toutes ces procédures.

Pendant de longues années, le silence se fait autour des exactions de l’armée française en Algérie. Puis Florence Beaugé, journaliste au Monde recueille et publie le témoignage en juin 2000 de Louisette Ighilahriz, ancienne combattante du FLN, qui a été torturée et violée par un capitaine de l’armée française, le général Massu et le colonel Bigeard (futur ministre de Giscard) venant régulièrement aux nouvelles de ses éventuels aveux. En 2001, le général Aussaresses vieillissant reconnaît les supplices et assassinats commis en 1957 par l’"escadron de la mort" qu’il dirigeait en Algérie. Il est vilipendé par ses anciens compagnons (il est condamné non pour les crimes commis et avoués mais pour ses révélations considérées comme une « apologie de la torture »). C’est alors que le général Massu reconnaît que la torture et les exécutions sommaires ont été pratiquées et admet que la France soit condamnée pour cela. Florence Beaugé, avec le soutien du directeur de la rédaction du Monde, Edwy Plenel, publie avant le second tour de l’élection présidentielle de 2002 des « révélations sur Le Pen, tortionnaire en Algérie ». Le journal reproduit la photo d’un poignard des Jeunesses hitlériennes appartenant à Le Pen, qu’il a oublié dans une maison où il était venu torturer et assassiner un homme dont le fils, alors âgé de 12 ans, a caché l’objet durant des décennies. Dans un édito, Edwy Plenel stigmatise « la nouvelle arabophobie, qui s’ajoute à la vieille judéophobie et contribue à nourrir les fantasmes exploités par le Front national ». A la stupéfaction des juges, Florence Beaugé brandit ce poignard lors du procès intenté et perdu par Le Pen. On sent à la lecture de l’ouvrage que la Justice a évolué au gré du vent.

Que faisait le député poujadiste Le Pen en Algérie ?

Avec l’accord de l’Assemblée nationale, Le Pen, qui a été élu député poujadiste à la proportionnelle (avec 7,8 % des voix) décide d’effectuer six mois en Algérie dans son ancien régiment de parachutistes (qui sera dissout par De Gaulle après le putsch des généraux de 1961). C’est l’époque où l’appel à une grève générale a été lancé : pour l’État colonial c’est insupportable, il ne faut pas que démonstration soit faite que le FLN a l’appui de la population. D’où une chasse impitoyable à l’encontre des suspects. En appliquant des méthodes apprises en Indochine (et dont s’inspireront les dictatures sud-américaines plus tard).

Il repart avant la fin des six mois, peut-être, selon Riceputi, écarté de l’armée qui n’apprécie pas qu’il en fasse trop en matière de violences. Un légionnaire a confié à Lionel Duroy dans Libération en 1985 que Le Pen était fortement engagé, plus que les autres officiers : « il tapait sur un type qui était déjà bien entamé. Et encore branché à la "gégène" ». Il avait même des démêlés avec la police d’Alger dont le secrétaire général, avant de démissionner, fut un temps Paul Teitgen, ancien résistant, ancien déporté. De retour en métropole, Le Pen dépose un projet de loi contre le terrorisme visant à valider une « justice parallèle » et à autoriser exécutions sommaires et torture (selon Gilles Bresson et Christian Lionet dans Le Pen. Une biographie, Le Seuil, 1994).

Fabrice Riceputi consacre tout un chapitre aux dénégations des uns et des autres : Philippe Cohen et Pierre Péan, dans Le Pen, une histoire française (Robert Laffont, 2012) pensent qu’il a sans doute « brutalisé » des Algériens, sans plus (le livre comporte par ailleurs d’innombrables erreurs tellement les auteurs ont fait confiance aux déclarations de Le Pen). D’autres prétendent qu’il n’aurait torturé que des Européens ! Les témoignages accusateurs ne seraient pas crédibles parce qu’ils émanent d’Algériens, qui plus est anciens combattants (Riceputi se demande pertinemment s’il faut douter des témoignages de résistants français sur les exactions nazies au prétexte qu’ils ont été déportés et manqueraient donc d’objectivité).

Fabrice Riceputi, après avoir déroulé les faits, a ainsi démontré la réalité de la torture et son emploi massif, se fondant sur les travaux de nombreux historiens. Il en décrit l’utilité : la terreur visant non seulement les activistes qui s’opposaient mais aussi toute la population. Et son fondement colonial et raciste (1). Ces activistes utilisaient certes eux-mêmes la violence mais face à un État, puissance mondiale, affichant une Constitution des droits de l’homme, et refusant toute négociation pacifique. L’auteur conclut ainsi : « Qu’est-ce que le lepénisme, sinon le rejeton idéologique et politique du colonialisme, au moins autant que de la Collaboration ? L’ère coloniale incarne en effet aux yeux de l’extrême droite française l’âge d’or perdu du suprémacisme blanc. La guerre raciste à "l’immigration" et aux "immigrés", la diabolisation de l’islam et des musulmans, celle des migrants exilés, la théorie complotiste et raciste du "grand remplacement", thème qui triomphe aujourd’hui en France bien au-delà de l’extrême-droite, sont l’héritage directe de ce passé ».

Jean-Marie Le Pen a fondé le Front National avec un ancien Waffen-SS. On se souvient que début novembre, sur BFM, celui qui a hérité du siège du Menhir, aujourd’hui à la tête du RN, Jordan Bardella, a affirmé que son mentor n’était pas antisémite, tout en indiquant qu’il avait été exclu du parti par sa propre fille. Il ajoutait de mauvaise foi : « je suis né en 1995 et vous me parlez d’un temps que je n’ai pas connu ». Il n’a pas connu le temps où Le Pen évoquait la Shoah comme étant un détail de l’histoire (son argument résonnait comme les négationnistes qui bottent en touche : les chambres à gaz, je ne les ai pas vues, je n’y étais pas, je n’étais pas né). On l’imagine bien soutenant que Le Pen n’a pas torturé, et que de toutes façons ça remonte à un temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaitre. Et bien justement, les livres, les témoignages, les enquêtes d’historiens sont là pour qu’on n’oublie pas et que ceux qui n’ont pas connu sachent. 

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(1) L’auteur rappelle le propos de cet ancien ministre de De Gaulle à la Libération, René Capitant, refusant d’enseigner dans une université française tant que les prisonniers Algériens seront traités comme jamais on a traité les prisonniers allemands.

Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli.
Fabrice Riceputi, 2023,
éditions le Passager clandestin, en partenariat avec Mediapart (17 €).

Source :

https://blogs.mediapart.fr/yves-faucoup/blog/230124/le-pen-et-la-torture-une-demonstration-implacable

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