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« L’Algérie de Macron » : les impasses d’une politique mémorielle

mardi 16 avril 2024, par Gérard C. Webmestre , Michel Berthelemy

Source : Histoirecoloniale.net – 15 avril 2024

Dans leur livre à paraitre et dans « Libération », Sébastien Ledoux et Paul-Max Morin analysent une politique mémorielle d’Emmanuel Macron qui prend des libertés avec l’histoire.

L’historien Sébastien Ledoux et le politiste Paul-Max Morin publient aux PUF le 29 mai 2024 L‘Algérie de Macron. Les impasses d’une politique mémorielle. Analysant la véritable algérianomanie mémorielle de l’actuel président de la République, ils y montrent comment après s’être montré « disruptif » lors de sa campagne de 2017 en déclarant à Alger que « la colonisation est un crime contre l’humanité », il s’est rapidement appliqué à éviter d’aborder les thèmes de l’oppression coloniale et du racisme, en prenant des libertés avec l’histoire. Ce que notre site a souvent dénoncé, par exemple sur la reconnaissance tronquée du massacre du 17 octobre 1961, sur l’occultation du rôle de l’OAS à la fin de la guerre d’indépendance algérienne ou encore sur l’amalgame inexact entre l’occupation ottomane et la colonisation française de l’Algérie.

Les deux auteurs pointent à juste titre le rôle joué dans cette évolution politique par Bruno Roger Petit, qui remplaça Sylvain Fort en 2021 comme « conseiller mémoire » de l’Élysée. Selon les deux auteurs, dès lors, Macron a « réduit son action à une politique catégorielle très traditionnelle envers les “groupes mémoriels” concernés, tandis que sa droitisation l’a amené à d’importants renoncements dans le traitement de cet héritage colonial de la société française dont le racisme demeure l’un des aspects les plus structurants ». Ils ajoutent : « La guerre d’Algérie a été mise au service du projet d’absorption de la droite française ». Dans un entretien publié le 10 avril 2024 par Libération, que nous reproduisons avec son accord, Paul-Max Morin revient sur ce bilan critique de ces sept années de politique mémorielle.

« Dans la politique mémorielle de Macron, la dimension coloniale et raciste est niée »

Entretien par Victor Boiteau et Clémence Mary, publié par Libération le 10 avril 2024.

Les députés ont adopté jeudi 28 mars une résolution reconnaissant la « répression sanglante » du 17 octobre 1961. Emmanuel Macron avait reconnu en 2021 des « crimes inexcusables ». Peut-on parler d’une réparation d’un oubli ?

Oui et non. Quand on pense, sur le temps long au combat de militants et d’historiens pour documenter ce sujet et forcer l’Etat à sortir du mensonge et du déni, le fait que la représentation nationale se prononce pour la reconnaissance de l’évènement et l’adoption d’une journée de commémoration est une étape symbolique indéniable. Mais ce n’est qu’une résolution. Elle n’a rien de contraignant. Maintenant, c’est à l’exécutif de s’en saisir pour inscrire cette date au calendrier commémoratif national. C’était déjà une recommandation du rapport Stora, qui n’avait pas été retenue. De plus, l’ambition de la résolution a été énormément réduite dans les échanges avec les députés de la majorité et l’Elysée. Cela révèle à quel point ce sujet appartient au domaine réservé du Président qui s’immisce dans une initiative parlementaire. Les responsabilités institutionnelles, de la police ou de l’Etat, documentées par les historiens, ne sont pas pointées comme lorsque, en 2021, Emmanuel Macron reconnaissait la seule responsabilité de Maurice Papon. Le 17 octobre 1961 s’inscrit dans une dimension coloniale documentée. Il ne s’agit pas du dérapage d’un homme mais du fonctionnement de nos institutions à l’époque. Cette reconnaissance est donc inachevée et ne correspond pas entièrement à la vérité historique. Elle ne permettra pas à la société française de comprendre ce qu’a été cet évènement, car toute sa dimension coloniale et raciste est niée. Ces deux mots sont même absents de la résolution comme de la déclaration du Président. Cette capacité constante à éviter ces sujets est remarquable.

Emmanuel Macron est pourtant le premier président de la République à être né après la guerre d’Algérie. Il s’est présenté comme celui qui apporterait un regard neuf sur cette histoire…

C’est vrai, et peu à peu, le changement générationnel nous amène collectivement vers une normalisation de l’évènement. Avec Sébastien Ledoux, nous montrons comment dès 2017, Emmanuel Macron a fait de la guerre d’Algérie une part emblématique de son identité politique. En homme de rupture, il se proposait d’incarner le « nouveau monde » capable de se confronter au colonial et de dépasser le clivage gauche-droite sur ce sujet. Le récit national est un attribut du président, il lui permet aussi de se présidentialiser dans la course à l’Elysée. Puis, présenter sans cesse la société française comme fracturée par ces mémoires de la guerre d’Algérie, avec une utilisation d’un vocabulaire pathologique des mémoires « blessées », « douloureuses », positionne Emmanuel Macron en roi thaumaturge, en « réconciliateur » national, capable de mettre fin à la « guerre des mémoires », sans que ce diagnostic social n’ait jamais été validé scientifiquement par ailleurs.

Des mots employés au choix des dates, qui suscitent encore des oppositions, notamment à l’extrême droite, la guerre d’Algérie reste un champ de bataille mémorielle. Pourquoi ?

La colonisation et la guerre d’Algérie n’ont pas débouché sur un cloisonnement des mémoires mais sur un cloisonnement des cultures politiques. Il n’y a jamais eu en France de consensus politique sur ces périodes. Elles ont été et restent un sujet de clivages, un clivage gauche-droite, mais aussi au sein de la droite, et au sein de la gauche. Nos identités politiques sont héritières de cela. Le combat pour l’Algérie française fait partie de l’ADN du FN, créé entre autres par des anciens de l’OAS, un combat qui continue de nourrir le projet idéologique de l’extrême-droite. La perte de l’empire et de l’Algérie entame non seulement la grandeur nationale mais elle annonce la submersion des Européens par les anciens colonisés, les immigrés. Dans ce logiciel, ce qu’ils appellent « le grand remplacement » est la suite logique de la décolonisation. Pour le RN mais aussi d’autres dirigeants politiques qui ont franchi le Rubicon sur ces sujets, il est impossible que la France fasse « acte de repentance », adopte un regard critique sur le passé. La défense voire la réhabilitation du passé colonial est à inscrire dans un programme identitaire contemporain rejetant l’immigration et ses héritages.

En se saisissant de ce sujet, Macron a voulu casser les codes, en théorisant un oubli mémoriel. Était-ce le cas ?

Il a beaucoup répété que rien n’avait été fait en 60 ans mais cela est faux. Si les années gaullistes sont certes marquées par des politiques d’amnisties et donc d’oubli, de nombreux gestes de reconnaissance, d’intégration, d’indemnisation ou de réparation envers les rapatriés, les soldats et les harkis ont lieu dans les années 1970 et 1980. En 1999, le terme « guerre d’Algérie » est officiellement consacré. Jacques Chirac a inauguré un monument et inscrit plusieurs dates au calendrier national. Nicolas Sarkozy comme François Hollande se sont aussi référés à ce passé, devenu un marqueur politique. E. Macron a hérité et reconduit la manière dont ses prédécesseurs et les services de l’Etat ont géré cette question jusque-là, en cloisonnant les publics, avec la vision d’une société découpée dans des groupes mémoriels imaginés, structurés de façon homogène, ce qui n’est pas le cas : un geste pour les harkis, un autre pour les pieds-noirs, un pour les appelés, un pour les immigrés… Il s’est davantage inscrit dans la continuité que dans la rupture avec pour conséquence le fait de ne parler qu’aux anciens acteurs et pas au reste de la société. C’est pourtant de la société qui vient dont il est maintenant question.

Comment a évolué sa politique mémorielle sur le sujet depuis son élection ?

En 2017, Emmanuel Macron s’est présidentialisé en qualifiant la colonisation française en Algérie de « crime contre l’humanité ». Une manière de séduire l’électorat de gauche. Mais très vite, ses gestes se sont refermés exclusivement sur la guerre d’Algérie et non sur le fait colonial avec notamment la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin en 2018. Mais des événements qui traversent le quinquennat à partir de 2019-2020, notamment les Gilets jaunes, Black lives matter, le discours sur le séparatisme, l’assassinat de Samuel Paty ou encore le tabassage de Michel Zecler confortent l’idée d’une société fracturée par les mémoires.

Ces événements sont donc analysés, non pas pour ce qu’ils sont, mais comme une conséquence de la guerre, de son oubli et de l’instrumentalisation des mémoires.

Le rapport Stora est commandé juste après le mouvement antiraciste de 2020 comme une réponse aux mobilisations. Dans le discours des Mureaux, il est clairement dit que les séparatismes seraient nourris par le fait que les descendants d’immigrés « revisite[nt] leurs identité par un discours postcolonial ou anticolonial ».

A défaut de vouloir/pouvoir agir sur le réel, la mémoire est mise au service de la réparation factice du champ social.

Du coup, l’exécutif est davantage mu par un soucis d’équilibre des gestes entre les supposés groupes mémoriels, la tempérance plus que la vérité et un discours sur le passé plus conservateur et autoritaire.

Il s’est pourtant entouré d’historiens de référence, dont Benjamin Stora. Quelle a été leur marge de manœuvre ?

Benjamin Stora a beaucoup été utilisé par l’exécutif qui a finalement retenu peu de chose de son rapport. Avec Sébastien Ledoux, nous distinguons trois phases dans la politique mémorielle du dernier quinquennat. Jusqu’en 2019, le conseiller mémoire, Sylvain Fort, travaillait avec des spécialistes comme Benjamin Stora, Sylvie Thénault, Raphaëlle Branche. Il y avait un réel attachement à établir des faits et à la vérité. Ces collaborations ont débouché sur la reconnaissance en 2018 de la mort du mathématicien Maurice Audin et l’ouverture laborieuse des archives. Quand Sylvain Fort part, un autre dispositif élyséen se met en place autour de deux pôles. D’un côté, la commande du rapport Stora et la mise en place de quelques propositions, piloté par une directrice de projet, Cécile Renault. De l’autre, l’influence du nouveau conseiller mémoire, Bruno Roger-Petit qui veille à l’équilibre et la politisation des enjeux. A partir de 2021, les échéances électorales poussent le président à d’importants renoncements sur le colonial ou le 17 octobre et à adopter une posture conservatrice lisible dans ses discours aux harkis, aux rapatriés ou encore lorsqu’il niait l’existence d’une nation algérienne avant la colonisation. La guerre d’Algérie a été mise au service du projet d’absorption de la droite française.

Le « en même temps » mémoriel est-il possible sur ce passé ?

Non car l’obsession de l’équilibre des gestes se fait au prix de la vérité et du manque de cohérence politique. Le discours de pardon aux harkis en septembre 2021, ou celui sur les rapatriés en janvier 2022, sont pleins des contre-vérités. Par exemple sur la figure du harki, qui aurait choisi la France devenu français « par le sang versé ». Cette litanie nationaliste a été déconstruite par les historiens qui ont montré que c’est le colonialisme qui produit les harkis. Or ce mot est absent du discours. Pour Audin, l’attention à la vérité avait permis de poser les mots, ceux de l’histoire, tandis que les mots sur les harkis et les rapatriés relèvent de l’émotion avec des envolées lyriques sur l’Algérie de l’enfance, les odeurs, les saveurs. Le Président n’a pas forcément vocation à dire l’histoire, mais lorsqu’il le fait, il devrait utiliser les mots des historiens.

Vous qualifiez aussi la politique de l’exécutif en la matière de « gazeuse ». Que voulez-vous dire ?

Le fait de faire de ce sujet un domaine réservé, un défi personnel, avec une dramatisation autour de la cohésion nationale justifie une gestion directe et quasi-exclusive par l’Elysée. Sauf que l’Elysée, ce n’est pas l’Etat. Les administrations ne sont pas sollicitées. L’Elysée se centre sur les discours et des gestes symboliques et éparpillés, sans chercher à développer de politique publique proprement dite, alors qu’on sait le faire pour d’autres sujets. Où est l’argent pour financer des programmes de recherche ou les formations de professeurs ? Sur le 17 octobre, on ne sait même pas exactement combien il y eu de victimes. L’ouverture des archives reste compliquée, le projet d’Institut de la France et de l’Algérie à Montpellier est à l’arrêt… L’Elysée a privilégié une vision court-termiste et symbolique dont il faut interroger la cohérence avec l’actualité. Il n’a pas développé des politiques à même de s’enraciner dans l’Etat et de fournir des outils à la société française pour qu’elle travaille par elle-même, comme si l’on pouvait solder 132 ans de colonisation sans budget.

Chez les jeunes avec lesquels vous avez travaillé [Les jeunes et la guerre d’Algérie, PUF] cette mémoire est-elle le terreau d’un ressentiment ?

Non, dans leur très grande majorité, pas du tout. Quand on étudie le rapport des nouvelles générations à ce passé, pour voir si la mémoire peut expliquer les tensions actuelles, on voit que ce n’est pas du tout le cas. Pour les jeunes, l’Algérie est avant tout un héritage intime, culturel. Il n’est pas dénué d’inconfort, parfois identitaire, ou de souffrances, car ces jeunes peuvent être spectateurs de la douleur de leurs grands-parents ou de leurs parents. C’est une ambiance dans laquelle on grandit, parfois énigmatique. Ce n’est pas un ressentiment, plutôt des questions : quelle est notre histoire ? D’où l’on vient ? Qu’est-il arrivé à nos parents ou à nos grands-parents ? Les jeunes souhaitent simplement que l’on raconte l’histoire et que l’on s’occupe sérieusement de ses conséquences qui pourrissent encore leurs vies, c’est-à-dire la question du racisme, de l’antisémitisme et des discriminations. Pour eux, la première rencontre avec l’Algérie, en dehors de la famille, est souvent celle de l’expérience des insultes racistes qui leur font comprendre qu’ils et elles ne sont pas des Français comme les autres. La nouvelle génération a besoin d’histoire, plus que de mémoire. On peut faire tous les gestes commémoratifs que l’on veut, si on ne sait pas qui est Abdelkader, ce qu’ont été les enfumades, la colonisation, cela ne résonne pas. Puis tant qu’il y aura des contrôles au faciès et du racisme dans la police, les gestes mémoriels seront incohérents. En 2020, les jeunes manifestaient contre le racisme dans la police, pas pour la reconnaissance du 17 octobre 1961. Or ces manifestations n’ont pas débouché sur une réforme de la police mais sur le rapport Stora. Réduire ces mouvements antiracistes à des mémoires supposément manipulées, comme l’a fait Emmanuel Macron, dépolitise ce combat et délégitime ses revendications.

L’Algérie de Macron, les impasses d’une politique mémorielle, par Sébastien Ledoux et Paul-Max Morin, PUF 2024

Sommaire de l’ouvrage

Introduction : Dire la guerre d’Algérie : entre tradition présidentielle et opportunité politique.
Première partie : La construction d’un objet de politique mémorielle
1. Emmanuel Macron ou l’illusion de la rupture : retour sur les politiques mémorielles de la guerre d’Algérie (1962-2017)
2. La construction de la guerre d’Algérie comme problème public 
3. La solution au problème : Emmanuel Macron en homme providentiel
Deuxième partie : Analyse de la politique de « réconciliation » (2017 – 2022)
1. La réconciliation par la vérité (2017-2019)
2. La réconciliation par l’équilibre (2019-2021) 3. La réconciliation au prisme de l’échéance électorale : la politisation des enjeux (2021-2022)
Troisième partie : Les impasses de la politique mémorielle d’Emmanuel Macron sur la Guerre d’Algérie
1. La dépolitisation de l’antiracisme et la politisation de la mémoire 
2. Une politique catégorielle : le cloisonnement des groupes et des gestes mémoriels 
3. Les impasses du domaine réservé : une action publique limitée par la présidentialisation
4. La négation du colonial et du racisme comme faits structurants de l’histoire.

Source :

https://histoirecoloniale.net/lalgerie-de-macron-les-impasses-dune-politique-memorielle/

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