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La torture en Algérie : déjà en 1939...

samedi 23 mars 2024, par Gérard C. Webmestre , Michel Berthelemy

Par Christian Phéline

Le Club de Mediapart – 9 mars 2024

La publication de l’appel « pour la reconnaissance des responsabilités de l’État dans le recours à la torture lors de la guerre d’Algérie », lancé le 5 mars 2023 par la Ligue des Droits de l’Homme et de nombreuses organisations et associations, donne l’occasion de rappeler que la pratique en était courante dans l’Algérie coloniale dès les années 1930, tant en matière politique que dans des enquêtes de droit commun concernant des « indigènes », et que, dès ces années, des voix se sont élevées contre elle.

Sa dénonciation a notamment connu un certain retentissement lors du procès intenté en juin 1939 contre le cheikh Taiëb El-Okbi et le négociant Mohamed Ouali Abbas Turqui, accusés d’avoir commandité le meurtre, le 2 août 1936, du grand mufti Mahmoud Bendali Amor, dit Kahoul1. Les procédés de contrainte utilisés pour obtenir leur dénonciation par de supposés exécutants affectèrent tant la procédure que le parquet dut, par extraordinaire, renoncer à requérir contre ces deux accusés qui furent acquittés2.

La Défense, juin 1939

Les audiences de la Cour criminelle d’Alger firent en effet apparaître qu’à chaque étape de l’enquête, les aveux et déclarations des suspects n’avaient été obtenus que sous de graves pressions physiques. Sous le titre « La "Sûreté" cancer social3 », une série d’articles parus dans La Défense, hebdomadaire algérois proche des Oulémas, sous la signature de Pierre Juglaret, ancien maurrassien converti à l’islam sous le nom de Mohammed Chérif, le dénonce avec vigueur. Presque vingt ans avant le livre d’Henri Alleg de 1958, la gradation des pratiques physiques d’interrogatoire et jusqu’au mot qui les désigne s’avèrent ainsi en vigueur dès cette époque dans la pratique policière : « Déjà, dans les crimes ordinaires, elle [la Sûreté] applique volontiers la question extraordinaire sur le plus léger des soupçons », mais « dès que le crime touche à la politique d’une manière ou d’une autre […] alors on sort tout l’arsenal. Faim, soif et privation de sommeil, matraque, cravache et décharges électriques ; brûlures, pinçons et aussi, le gentil "tourniquet", tout cela procurera les "aveux" nécessaires à la fabrication de la fausse piste qui fera oublier la vraie ». Le journaliste souligne combien ces méthodes « peuvent finir par donner soif de la mort, même à un dur à cuire comme Akacha [surnom de Mohamed Chaïr, principal des supposés exécutants] » et comment elles « ont été si bien perfectionnées que l’électricité force et l’électricité lumière y peuvent jouer un rôle sans traces ». Leur usage banalisé, poursuit La Défense, devient indissociable des rapports les plus troubles noués entre enquête et chantage, entre pègre et police, « effroyable emprise » dans laquelle cette dernière, « maîtresse occulte des lieux de plaisir, des trafics prohibés, des tripots », récolte « les éléments d’un immense fichier des vices et des secrets privés » lui donnant prise sur « la racaille » comme sur « tels détenteurs de l’autorité ».

D’Alger républicain, 1939,

Comme Alain Ruscio l’a rappelé lors de la conférence de presse du 4 mars, Alger républicain, le nouveau quotidien front-populiste de gauche créé fin 1938, n’est alors pas en reste. Le jeune Albert Camus qui couvre pour lui le procès El-Okbi observe, lui aussi, que les inspecteurs n’ont jamais fait que « pratiquer la "question" à la mode ancienne » ; il décrit le traitement infligé à Akacha jusqu’à son aveu (« On l’a déshabillé et battu sur la plante des pieds. On le faisait marcher ensuite pour que la circulation puisse se rétablir et effacer les traces des coups »), le cas d’une prostituée du nom de Aïcha qui, refusant de reconnaître deux des suspects, avait été torturée pendant huit jours (« Elle a été frappée, déshabillée, au point qu’elle urinait à force de coups ») ou celui d’un autre inculpé pour qui « il a fallu faire vite » : « On n’a pas usé de la torture par l’insomnie. On a cogné »4.

D’autres cas sont alors portés au jour d’interrogatoires menés sous la violence physique, en particulier dans des conflits sociaux de la période du Front populaire : un mois après le procès El-Okbi, a lieu le recours en cassation des "incendiaires" d’Auribeau – des journaliers indigènes ayant revendiqué la renégociation de leur salaire, condamnés aux travaux forcés sous l’accusation d’avoir mis le feu à six gourbis. Sous le titre « Comme au Moyen-Âge : la torture au service des accusateurs », Camus proteste avec vigueur contre ce « verdict d’une cruauté sans précédent » et ne reposant que sur « des aveux obtenus une fois de plus par des tortures policières et rétractés par la suite ». « Les prévenus ont été battus à coup de cravache sur tout le corps, détaille le jeune chroniqueur. On les plongea ensuite jusqu’à mi-corps, la tête la première et jusqu’à étouffement, dans un bassin d’eau. On leur fit passer un courant électrique dans les pieds. On les pendit par les jambes et ils furent battus sans arrêt sur la plante des pieds5. » Comme dans le cas d’Akacha, souligne-t-il encore, la précision des faits reconnus dans de telles circonstances n’est guère surprenante : « L’eau, l’électricité et la cravache n’obtiennent pas des demi-aveux, mais des aveux complets6. »

à Chroniques algériennes, 1958

Ces précoces prises de position contre la pratique algérienne de la torture préparaient l’écrivain à s’élever contre son déploiement à grande échelle lors de la guerre d’Algérie. Contrairement à l’accusation d’un pamphlet récent selon lequel Camus « refuse de [la] condamner publiquement7 », il faut rappeler que, s’il n’a pas été signataire de la « Protestation contre la saisie de La Question d’Henri Alleg » parue dans L’Express du 17 avril 1958, dès le mois suivant, il s’est en propre exprimé hautement dans l’« Avant-propos » à ses Chroniques algériennes8. Il tient à y « dire que la lutte armée et la répression ont pris, de notre côté, des aspects inacceptables » et que « les représailles contre les populations civiles et les pratiques de torture sont des crimes dont nous sommes tous solidaires ». Il appelle en outre à « refuser toute justification, fût-ce par l’efficacité, à ces méthodes », sans céder le moins du monde à « l’argument majeur de ceux qui ont pris leur parti de la torture » selon lequel elle aurait permis « de retrouver cent bombes ». Plutôt que « des méthodes de censure, honteuses ou cyniques, mais toujours stupides » [telles celles utilisées contre le livre d’Alleg], il affirme que le « devoir du gouvernement » serait de « supprimer et condamner publiquement » la pratique de la torture.

Une telle interpellation politique de l’État peut être versée au dossier historique et politique de l’Appel qui, aujourd’hui vise à une reconnaissance de la pleine responsabilité publique dans la mise en œuvre de cette pratique et l’impunité dont elle a bénéficié.

Christian Phéline

1 Pour une analyse détaillée de cette affaire replacée dans le cadre de la journée historique marquée par le meeting du Congrès musulman algérien au stade municipal d’Alger et le discours indépendantiste de Messali Hadj comme président de l’Étoile nord-africaine, voir C. Phéline, La Terre, l’Étoile, le Couteau : le 2 août 1936 à Alger, Alger, Chihab, Vulaines-sur-Seine, Le Croquant, 2021.

2 La Cour criminelle avait déjà été contrainte à une telle issue en mai 1937, au bénéfice de Yamina Saadoune, une jeune domestique, et d’Abdallah Drizi, son supposé complice, accusés de l’assassinat de Fernande Olivier, l’épouse d’un fonctionnaire du Gouvernement général, les aveux des deux inculpés ayant été obtenus par la torture, sous la conduite du même inspecteur de la Sûreté que dans l’affaire El-Okbi, Kaddour Chenouf.

3 La Défense, 24 et 29 juin 1939.

4 Œuvres complètes (OC), La Pléiade, I, 23 juin 1939, p. 690 et Fragments d’un combat 1938-1940, Alger républicain, édition établie,, présentée et annotée par Jacqueline Lévi-Valensi et André Abbou, Gallimard, 1978, 25 juin 1939, p. 459 et 28 juin 1939, p. 489, tous articles d’Alger républicain accessibles sur Gallica.

5OC I, 26 juillet 1939, p. 734, et sur Gallica.

6Ibid. , 28 juillet 1939.

7Olivier Gloag, Oublier Camus, La Fabrique, 2023, p. 122.

8OC IV, p. 299 ; l’ensemble de la page ici résumée mérite d’être lue de près.

Source :

https://blogs.mediapart.fr/christian-pheline/blog/090324/la-torture-en-algerie-deja-en-1939

Voir : https://4acg.org/Reconnaissance-des-responsabilites-de-l-Etat-dans-le-recours-a-la-torture-lors

Messages

  • Bonjour Michel,
    Je viens de subir une sérieuse alerte cardiaque qui m’oblige à ménager "" la pile ’’ qui m’a prolongé le souffle quiiallait me quitter.
    Je ne savais pas que tu n’est plus Webmestre, Michel. Tu as fait ce site et toi aussi il faut te ménager.
    Je laisserai ma place de trublion et de témoin à charge contre ceux que Simone de Bollardière appelait au procès Vautier- Lallaoui à Quimper ’’les grues du gouvernement gui Mollet ’’...
    Merci Michel de m’avoir permis de m’exprimer sur le site des 4 A, bien que n’en étant plus membre ( après avoir été le premier et longtemps le seul du Finistère )

    Fraternellement, Pierrot.

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