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Le colonialisme dans la ligne de mire du romancier Mathieu Belezi

samedi 6 avril 2024, par Michel Berthelemy

Il faut (re)découvrir l’écrivain bourlingueur Mathieu Belezi, né en 1953, qui règle ses comptes au colonialisme et à l’instinct guerrier à travers un colon archétypal devenu centenaire, le ventripotent et prédateur Albert Vandel. Une contre-geste vertigineuse.

Mediapart, Sébastien Omont (En attendant Ndeau), 31 mars 2024

À la suite du succès de Attaquer la terre et le soleil (prix du Livre Inter, Prix du Monde, près de 90 000 exemplaires vendus), les éditions du Tripode entreprennent d’« orchestrer la réédition intégrale » de l’œuvre de Mathieu Belezi, épuisé et devenu difficile à trouver.
Ce qui constituait un seul livre en 2011, Les Vieux Fous, reparaît aujourd’hui en deux romans : Le Temps des crocodiles, équipée sanglante et absurde d’un capitaine français jusqu’au Sahara, et Moi, le glorieux, sidérant monologue crépusculaire du même personnage, devenu centenaire, aux dernières heures de l’Algérie française.
1962 : l’OAS assassine femmes de ménage et pharmaciens. Tous les jours, des bombes déchirent Alger. Albert Vandel, dans sa 145e année, se raconte. Ogre antique, monstre plus grand que nature, c’est l’homme le plus riche d’Algérie grâce à ses terres et à de multiples intérêts économiques.
C’est un ventre de 150 kilos, un braquemart de 25 centimètres, une grande gueule à laquelle Mathieu Belezi fait vociférer tous les discours de domination, sur les subordonnés, sur les femmes et, bien sûr, sur les « indigènes ».
La force impressionnante de Moi, le glorieux est à la fois d’incarner la puissance du colonisateur dans une voix à la fois mythique et pateline, entre ambroisie et anisette, hybris et tartarinades, et d’en faire ressentir en même temps l’effritement, le pourrissement sur place, puis le délabrement. Les époques et les lieux se succèdent sans qu’Albert Vandel évolue.
Sur des décennies, il mange, boit, baise et tue. Banquets, parties de jambes en l’air, massacres, d’animaux ou de Kabyles, s’enchaînent. Les fanfaronnades, les manifestations de cynisme trivial, les professions de foi de la haine et du mépris, pleines de « crouilles », « ratons », « melons », s’accumulent. Ces litanies écœurent, mais c’est le but.
Pour donner la mesure de 130 années d’oppression, Mathieu Belezi laisse cours aux discours de l’oppresseur. Comme Norman Spinrad dans Rêve de fer faisait lire en entier, jusqu’au bout, un roman de science-fiction écrit par Adolf Hitler.
La langue, âpre, polie et dépouillée comme un os par le vent du désert, aussi souple qu’un cuir longtemps tanné, et truculente car portant la parole de ceux qui ne redoutent rien, fait s’imposer Albert Vandel, réellement puissant, courageux, entreprenant et audacieux. Pourtant, la répétition montre comment, ne considérant qu’elle-même, cette puissance tourne à vide, détruit plus qu’elle ne construit. Albert Vandel aime l’Algérie, mais comme les éleveurs aiment leurs vaches ou les chasseurs les biches.

« Les fonts baptismaux de la dignité humaine »
L’idéologie des grands colons tient à la réaction dans ses aspects les plus sombres : la révolution nationale de Pétain – « On ne donne jamais assez d’ordres » –, l’antisémitisme, avec un journal, La Trique antijuive, et un hymne, La Marseillaise antijuive. L’auteur s’est inspiré de richissimes entrepreneurs réels qui, avec constance, ont refusé tout changement, toute ébauche de partage, tout pas vers l’égalité. Mathieu Belezi lui-même souligne qu’il a à peine retouché les discours célébrant le centenaire de l’Algérie française : « Ces jardins de la Mitidja […] n’ont pas toujours été des jardins, mais des terres affreuses, noires de vase et de boue, infestées de moustiques à malaria et de barbares égorgeurs, des terres infernales livrées aux malheurs et aux solitudes, et que le pauvre cœur des hommes dans sa grande bonté chrétienne a voulu sortir des ténèbres et porter à bout de bras sur les fonts baptismaux de la dignité humaine, il nous en a coûté plus de sang, plus de sueur et plus de larmes qu’aucun président de la République française ne peut et ne pourra jamais imaginer », s’écrie Vandel.
Le personnage de fiction dépasse ses modèles par ses proportions fabuleuses. Et c’est le paradoxe réussi de Moi, le glorieux : on déteste ce qu’il affirme et incarne mais on est obligé de prendre la mesure de sa force, celle de l’entreprise coloniale.
Ici, on touche au réalisme magique sud-américain – que d’ailleurs Mathieu Belezi évoque. Albert Vandel a 145 ans, un cheval à six pattes, il évite tous les coups de yatagan. En une scène frappante, le président de la République française s’envole avec Vandel et ses convives au-dessus d’Alger. En une autre, deux adolescents préposés à l’action des chasse-mouches y mettent tant de conviction qu’ils créent une bourrasque manquant emporter les colons.

Dictateurs ogresques
Albert Vandel rappelle les dictateurs ogresques de Garcia Márquez ou d’Asturias, à cette différence près que, dans son récit, l’Algérie en tant que terre, espace, peine à exister. À part quand le potentat évoque la douceur d’Alger au petit matin. De manière significative, il s’agit alors d’une zone urbaine. L’Algérie ne semble être faite que pour qu’on y bâtisse des « terrasses de café où il fait bon s’asseoir et boire l’anisette ».
Vandel parcourt en long et en large le pays sans jamais donner le sentiment que c’est pour lui autre chose qu’une source de profit – il ne cesse d’acheter des terres – et de satisfaction, un théâtre où, matamore, il exhibe et proclame sa puissance.
Ogre, « Gargantua anthropophage », Vandel l’était déjà au Temps des crocodiles. À la tête d’une escouade de brutes, il suait, tranchait les têtes, pillait et violait, sabrait le soleil, menaçait les arbres, traquait ses peurs : « Mourez tous, chiens sournois de mes cauchemars. »
Il se faisait respecter grâce à une cruauté surhumaine et tentait d’imposer le temps européen en installant de multiples horloges. Tel un conquistador en roue libre, chef d’assassins dépenaillés, il s’empare de l’oasis de N’Gouça. La férocité obtuse qui nimbe la troupe maudite rappelle les westerns mccarthyens, Méridien de sang, La Trilogie des confins.

Peintures de Kamel Khélif
La narration se faisant cette fois à la troisième personne, le pays devient beaucoup plus présent, en particulier à travers sa faune. En une sorte de chœur, scorpions et vipères à cornes scandent régulièrement le texte de leur incompréhension, établissant un autre temps que celui des horloges européennes. Les peintures de Kamel Khélif, par leur sobriété et leurs teintes brunes et grises, contribuent aussi à rendre présente la terre, ses reliefs, ses habitants, en contrepoint des éructations et des massacres.
En les barbouillant de sang, de foutre, de viande et d’or, ces deux romans qui se répondent retournent contre lui les moyens rhétoriques que le colonialisme a utilisés pour se célébrer : la geste épique, héroïque et nationaliste, autant que l’argument faussement rationnel de la civilisation, du progrès.
« Foutez-moi la paix, Monsieur Albert », ne cesse d’opposer la jeune Ouhria à la logorrhée justificatrice du colon. Jusqu’à ce qu’il disparaisse. « Se souvenir de quoi ? fulmine le peuple hostile. C’est une histoire si révoltante que personne ne veut plus en entendre parler. »
Mathieu Belezi offre à la littérature française deux livres sombres, critiques, creusés jusqu’à l’abîme. Des westerns embrasés au soleil de la tragédie antique.

Mathieu Belezi, Moi, le glorieux. Le Tripode, 336 p., 21 euros.
Mathieu Belezi et Kamel Khélif, Le Temps des crocodiles. Le Tripode, 160 p., 25 euros.

https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/310324/le-colonialisme-dans-la-ligne-de-mire-du-romancier-mathieu-belezi

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