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« Ne nous racontez plus d’histoires ». Un film, un couple marseillais : mémoires croisées de la guerre d’Algérie

lundi 19 avril 2021, par Gérard C. Webmestre

Carole et Ferhat Mouhali ont réalisé un documentaire sur la guerre d’Algérie. À la fois intime et historique, leur film pose la question de la transmission et de l’impact de cette guerre sur la société, mais aussi sur leur couple.

Sélections en festivals
Festival PriMed, Marseille - 2020
Luxor African Film Festival, Le Caire - 2020
Festival Vues d’Afrique, Montréal - 2021
https://vuesdafrique.org/le-festival/

(Photo tirée du documentaire ’Ne nous racontez plus d’histoires’)

Par Violette Artaud, le 17 avril 2021

Lien : https://marsactu.fr/un-film-un-couple-marseillais-memoires-croisees-de-la-guerre-dalgerie/

Il aura fallu sept ans au couple de réalisateurs marseillais Carole Filiu-Mouhali et Ferhat Mouhali pour boucler leur documentaire Ne nous racontez plus d’histoires. Le temps est parfois nécessaire pour rendre les choses possibles, voire, les rendre meilleures. Lui, Algérien, descendant de membres du FLN, et elle, fille de pied-noir, ont pris le temps qu’il fallait pour parler de la guerre d’Algérie. Un sujet à la fois historiquement lourd et intimement sensible avec lequel ils réussissent à toucher en plein cœur tout en poussant à la réflexion collective.

Tous deux se mettent en scène pudiquement et racontent comment cette part de l’Histoire leur a été transmise. Avec leurs propres questionnements, ils interrogent leur famille, mais aussi les programmes scolaires algériens et français. Tandis qu’en Algérie on exalte et distord la réalité, en France, on la tait. Parfois seuls, parfois main dans la main, ils retournent sur les terres de leurs aïeux, sur les traces de cette guerre.

De quoi chambouler, remuer… pour mieux regarder la vérité en face. Le couple se tourne alors vers l’espace public. Comment cette période de l’histoire commune à la France et l’Algérie transparaît aujourd’hui dans la société, peut-être à Marseille, là où ils vivent désormais avec leurs deux enfants, plus qu’ailleurs ? Qu’a-t-on oublié ?

Pas de réponses définitives, mais une volonté : apaiser le débat, arriver à parler ensemble pour enfin, essayer d’avancer. C’est en tout cas ce qu’ont réussi à faire Carole et Ferhat Mouhali, dont le documentaire est visible ce samedi 17 et ce dimanche 18 avril sur le site de TV 5 Canada dans le cadre du festival Vues d’Afrique.

Quelle est l’étincelle qui a suscité la réalisation de ce film ?

Carole Filiu-Mouhali  : Nous nous sommes rencontrés en Algérie. Nous travaillions ensemble pour un web-documentaire sur les femmes algériennes. Puis Ferhat est venu en France pour l’université d’été de la Fémis, école de cinéma à Paris. C’était en 2012, l’année du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie. Il voulait faire un film sur les porteurs de valises, ces Français qui ont aidé le Front de libération nationale (FLN) durant la guerre d’Algérie.

Je l’ai aidé à faire ce court-métrage et, en travaillant ensemble, on s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup de choses que je ne connaissais pas sur cette période. Pourtant, j’entendais parler de l’Algérie à tous les repas de famille : mon père et toute ma famille paternelle sont pieds-noirs. Lui non plus ne connaissait pas certaines choses de cette guerre. On s’est dit ’pourquoi ne pas en faire un film, une sorte de regards croisés sur la guerre d’Algérie, pour découvrir tout ce que l’on ne connaît pas ?’ .

Le premier personnage que l’on rencontre dans votre film, c’est votre grand-mère, Ferhat. Cela a-t-il été difficile pour elle de témoigner devant vous ?

Ferhat Mouhali  : Depuis que je suis petit, elle me raconte la guerre d’Algérie, elle me la chante même. Son frère était engagé dans le FLN et pour encourager les autres Algériens à rejoindre le maquis, il arrivait dans le village avec des chants patriotiques. Elle avait envie de raconter, de sortir tout ça.

Carole Filiu-Mouhali  : Et elle en était très fière.

Ferhat Mouhali : Oui, même si c’est des horreurs, elle est fière de ça, de ses frères, de toute sa famille qu’elle a perdue pendant cette période. Elle était contente de me le transmettre. Et la transmission, c’était notre but. Alors que le film est terminé, elle m’appelle pour me dire qu’elle a d’autres chants à me chanter (rires).

Le deuxième personnage que l’on rencontre dans votre documentaire est votre père, Carole. Pour vous, comment s’est déroulée cette transmission ?

Carole Filiu-Mouhali  : C’était aussi, pour la plupart, des choses que j’avais déjà entendues petite. Mais ce qui a été difficile, et on le voit à l’écran, c’était notre confrontation. Nous n’avons pas forcément le même avis. Il raconte ce qu’il a vécu mais moi, j’ai mon regard sur ce qui s’est passé. Finalement, nous avons réussi à nous entendre. Il y a eu un apaisement qui n’existait pas auparavant. Ce film a permis d’arriver chacun de notre côté à un point de vue plus apaisé sur la question, même s’il y a toujours des différences de points de vue.

On vous voit effectivement mentionner l’oppression du peuple algérien ou le reprendre lorsqu’il emploie le terme ’indigène’ . Le tout avec beaucoup de respect. Pour réaliser ce film à la fois intime et historique, quelle était la bonne attitude ?

Ferhat Mouhali  : Depuis le début, nous avons essayé de garder une certaine distance, que ce soit par rapport à la famille ou au sujet. Nous ne sommes pas là pour raconter une vraie histoire mais pour parler de la transmission de cette guerre. Face à notre famille nous avons essayé de ne pas donner notre avis. Mais nous nous mettons en scène dans le dispositif du film. Du début jusqu’à la fin, nous racontons comment nous avons vécu cette histoire avec des voix off qui sont les nôtres. Mais nous avons voulu laisser parler les personnages de ce qu’ils ont vécu eux, de comment ils voient les choses.

Carole Filiu-Mouhali  : Il y a dans le film des prises de positions qui sont très fortes. Mais cela reste difficile de parler de cette guerre. À chaque fois qu’il y a un documentaire qui sort, cela fait des remous. Prendre de la distance c’était arriver à dire ’voilà nous avons reçu ça, mais maintenant nous voulons nous en détacher pour rencontrer des gens’. Chacun a sa propre vérité et en mettant en scène d’autres paroles nous voulons montrer qu’il est temps d’arrêter d’avoir des positions affirmées et très politisées. C’est notre rôle de prendre de la distance et de proposer un espace où l’on peut se parler pour dépasser ça et passer à autre chose.

Pour réaliser ce documentaire vous êtes donc retournés sur les terres où ont vécu vos aïeux, en Algérie. Que cherchiez-vous là-bas, et qu’avez-vous trouvé ?

Carole Filiu-Mouhali  : Je suis pour ma part retournée à Mehdia, ou Burdeau à l’époque, du nom d’un ministre de la colonisation au XIX ? siècle. C’est un petit village dans les hauts-plateaux. J’y cherchais ce dont me parlaient mes grands-parents. Quand on est enfant de pieds-noirs, on entend toujours des discours sur l’Algérie qui relatent une vie magnifique, un paradis perdu. Sur place, je me suis rendue compte que ce n’était pas ça, qu’ils avaient magnifié leur passé avec nostalgie.

Ferhat Mouhali  : Moi, je cherchais des choses différentes de ce que j’avais déjà entendu et de ce avec quoi j’ai grandi. En Algérie, quand on parle de la guerre, il y a beaucoup de glorification, de mystification de cette période. C’est un monde en noir et blanc, dans lequel tous les Algériens se sont d’un seul coup levés contre tous les Français. C’est l’histoire des méchants contre les gentils. En Algérie, mais aussi en France, cette période est utilisée. En Algérie, elle légitimise le pouvoir en place, on s’en sert pour manipuler et créer un ennemi commun qui est la France.

Ce que je cherchais dans ce voyage, que ce soit en France ou en Algérie, c’était entendre autre chose, écouter ceux qui ont vraiment vécu cette histoire, que ce soit des Algériens, des appelés, des harkis, des pieds-noirs… J’ai par exemple rencontré une fille de harki qui m’a dit en face la souffrance de sa famille en arrivant en France. J’ai découvert le village de Melouza où il y a eu un massacre entre Algériens. En fait, c’est comme si j’avais détruit un mythe que l’on a construit en moi depuis que je suis tout petit. L’histoire de la guerre d’Algérie est bien plus complexe que ce que l’on veut nous faire croire.

Le sujet de la guerre d’Algérie a-t-il été un point de discorde dans votre couple ?

Ferhat Mouhali : J’arrivais avec tout ce que l’on m’a enseigné de positif sur le sujet à l’école. Et Carole n’en savait pas beaucoup mais trouvait certaines choses trop exagérées [ils se regardent, et se sourient]. On était donc souvent confrontés à cela et je n’arrivais pas à accepter certaines choses. Nous avons eu énormément de disputes même si dans le film nous ne faisons allusion qu’à une seule, qui portait sur le nombre de morts dans cette guerre. Je n’arrivais pas à accepter que ça pouvait être moins que ce que l’on m’a appris. Des horreurs ont été commises et on ne peut pas les nier et dire que ce n’est rien. Carole au contraire le découvrait mais trouvait que c’était énorme. Nous avons donc eu des disputes…

Carole Filiu-Mouhali : À coup de chiffres d’historiens…

Ferhat Mouhali : Cela me touchait très personnellement. [Il fait une pause] En fait, on s’en fout du chiffre. C’est quelque chose qui est horrible, qui est énorme. Peu importe que le chiffre soit plus ou moins élevé. Et je comprends Carole, on découvrait des choses sur la torture, sur les viols… Bref, on en recevait plein la figure. Mais la France, ce n’est pas Carole !

Ce film est-il une sorte de catharsis ?

Carole Filiu Mouhali : C’est un passé lourd à porter, ce n’est pas joyeux. Souvent, une œuvre documentaire, c’est pour parler de soi, pour essayer de comprendre, de mettre des mots et des images sur des choses. Donc oui, ça fait du bien d’en parler. Mais le plus intéressant c’est d’entendre les autres en parler. Ce n’est pas une histoire isolée mais une histoire commune. Et ça, on s’en rend peut-être encore plus compte quand on habite à Marseille. Il y a des Algériens et des pieds-noirs à chaque coin de rue ! C’est important de partager et de se rendre compte qu’on est pas seuls dans ce passé douloureux.

Cette histoire commune se ressent fortement dans les images plus contemplatives de votre film, de lieux publics justement. Vous entremêlez de plus en plus les vues de Marseille et celles d’Alger au cours du film. Vers la fin, un spectateur qui ne connaît ni l’une ni l’autre ne pourrait sûrement plus les différencier.

En chœur : Exactement !

Carole Filiu-Mouhali : Nous avons aussi beaucoup filmé la mer. Notre film est un cheminement. Un voyage, lent, avec un bateau, qui permet ce cheminement.

Ferhat Mouhali  : Il y a les deux histoires officielles, et nous au milieu, à la mer, qui essayons de relier ces deux pays.

Finalement, cette histoire n’a-t-elle pas aussi permis de faire se rencontrer deux peuples, deux cultures, voire dans votre cas, deux individus ? Et votre film de les réconcilier...

Ferhat Mouhali : Bien sûr, c’est ce que l’on a voulu montrer. Nous voulons que les gens discutent de ça, que des Algériens et des Français puissent monter des projets et avancer ensemble. Des associations le font déjà. Pour nous, personnellement, pour nos enfants, il faut essayer de régler cette question de la guerre d’Algérie. On ne l’a bien sûr pas réglée à 100 %, il n’y a pas de réconciliation totale [il sourit]. Mais on a essayé de comprendre notre histoire pour sortir de cette haine qui n’est qu’un prétexte. Il faut passer à autre chose, tout en connaissant son passé.

Carole Filiu Mouhali : Il m’a fallu des années pour me confronter à ce passé auquel je n’avais pas envie de me confronter, pour arriver à aller en Algérie. Je suis retournée dans la maison qu’habitait mon père, c’était quelque chose de très fort. C’est dommage d’en être arrivé là, que certaines familles refusent de retourner en Algérie, qu’il y ait cette peur de l’autre, que ce fossé se soit créé et agrandi au fur et à mesure des années.

Alors on a eu envie de réparer un peu ça. En tout cas, c’était l’objectif. On avait envie de dire’oui on peut se parler, on peut parler de la guerre, essayer de dépassionner le débat, dire les choses en face et se dire que c’est passé.’ ce moment-là, les liens seront plus faciles. Les pieds-noirs qui sont retournés en Algérie on fait ce travail-là : on met à côté la passion, les sentiments et on a envie d’y retourner. Pour ceux pour qui c’est plus difficile, on espère que lire des livres ou voir des films pourra les aider.

Il y a énormément de gens qui ont souffert de cette guerre, chacun veut faire entendre sa souffrance, son histoire comme unique et n’accepte pas forcément un discours différent du sien. Cela complique le fait d’en parler. Notre film n’est pas un panel exhaustif des gens qui ont souffert dans cette guerre, mais plutôt des rencontres avec des personnes qui agissent pour un regard plus apaisé.

Le documentaire Ne nous racontez pas d’histoires est aussi en vente en DVD

https://vraivrai-films.fr/catalogue/ne_nous_racontez_plus_d_histoires_


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