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A Nancy, la statue du sergent Blandan, vestige colonial indéboulonnable même pour mon père
mercredi 30 avril 2025, par
par Dorothée-Myriam Kellou, journaliste, auteure et réalisatrice
Libération - 24 avril 2025
Lorsque son père, réalisateur algérien en exil, découvre à Nancy une statue du colonisateur glorifié par la propagande, une question se pose à Dorothée-Myriam Kellou : que faire de ces symboles qui vantent un passé violent ?
Second volet de la série de Libération : France-Algérie, réparer les liens
A la fin des années 1980, mon père, Malek, réalisateur algérien exilé en France, s’installe à Nancy. Un matin neigeux, il se retrouve nez à nez avec la statue du sergent Blandan. Il est stupéfié. Cette statue, il l’avait déjà croisée, enfant, à Boufarik, en Algérie. « Qui est ce soldat ? » avait-il demandé, terrifié, tandis que sa mère lui ordonnait de « manger son orange et de se taire ». En pleine guerre d’Algérie, elle avait compris que le silence protège.
Des années plus tard, cette statue a fait ressurgir le refoulé colonial. Elle venait l’étrangler dans ses cauchemars. Au réveil, il écrivait son histoire et m’a un jour offert sa mémoire, enfouie dans ses entrailles. Qui est ce fantôme, qui me rend si ambivalente ? Dois-je aujourd’hui le remercier, car j’ai pu saisir ce qui hantait mon père, ou le décapiter ?
L’effroi face à ce revenant
Né en 1819 et mort en 1842, Blandan est un personnage historique de peu d’importance, devenu figure de la conquête de l’Algérie. Le 11 avril 1842, il porte du courrier de Boufarik à Blida, lorsqu’il est attaqué par « une horde de cavaliers arabes ». Il refuse de déposer les armes et encourage ses hommes à se battre jusqu’au bout. Il meurt le lendemain à Boufarik, à 23 ans. Sa mort, interprétée comme sacrificielle par le maréchal Bugeaud (1784-1849), est célébrée et rendue digne de mémoire. On ne connaît pas ses autres faits d’armes. « Blandan, mourant dans un combat inégal, permet d’inverser les rôles. Les Français ne sont plus les envahisseurs, mais ceux qui résistent à une ”horde d’Arabes”. La mise en avant du courage permet de passer sous silence les exactions de l’armée française contre les civils », souligne l’historien Etienne Augris, qui a étudié l’histoire de Blandan et sa mémorialisation.
Toute une iconographie se met en place pour célébrer son sang-froid, notamment sous la IIIe République. C’est le courage du « fils du peuple » qui a participé à la conquête de l’Algérie qui est mis en avant. Peinture, jeux de l’oie, cahiers pour écoliers, assiettes… et une statue à son effigie érigée en 1887. Imposante, perchée sur un piédestal de quatre mètres, elle dominait le carrefour principal à Boufarik. « On ne représentait pas l’humain dans notre culture musulmane », se souvient mon père, évoquant l’effroi qu’il ressentait face à ce « revenant ».
Dès 1840, la France multiplie, en effet, les statues dans ses colonies. En 1962, à l’indépendance de l’Algérie, 95 statues, 12 bustes et 7 stèles sont rapatriés en métropole. En mars 1963, la statue de Boufarik est retirée : endommagée, elle est érigée en grande pompe dans la caserne Thiry à Nancy la même année, puis à nouveau déplacée sur la place publique dans les années 1990. « Blandan est une statue errante, comme nous, immigrés en France, cherchant sans cesse notre ancrage », ironise mon père.
La France ne déboulonnera pas ses statues, avait déclaré le président Macron. Mais la question de leur destinée demeure, car « une statue n’est pas un livre d’histoire, c’est une trace de gloire », analyse Emmanuel Fureix, professeur d’histoire contemporaine. Que faire de ces statues coloniales qui glorifient un passé violent, véritable atteinte psychique et politique pour nous, descendants ? Peut-on les questionner et les inscrire dans une nouvelle narration ?
Le contre-regard plutôt que l’effacement
J’ai demandé à mon père s’il voulait déboulonner la statue. « Pourquoi l’enlever de son socle ? Qu’elle serve de support de mémoire et de réflexion », m’a-t-il répondu. Sa réponse m’a surprise : je pensais qu’il préférerait l’effacer. Mais aurais-je pu accéder à sa mémoire sans le retour du refoulé provoqué par ces « retrouvailles », quarante ans plus tard ? Aurais-je pu réaliser toutes mes créations (1) sans la présence gênante de ce fantôme ?
Ma visite à Charlottesville, où la statue du général Lee, partisan de l’esclavagisme, a été déboulonnée en septembre 2021, a fini de me convaincre de l’importance d’inscrire un contre-regard, plutôt que d’effacer. Le vide laissé – l’herbe jaunie, le silence – nous interroge sur notre manière de se rappeler et d’interroger les crimes passés.
Grâce à une commande artistique du musée des Beaux-Arts de Nancy, j’ai imaginé une table de désorientation qui sera bientôt placée aux pieds de la statue. Elle sera posée verticalement et fera la taille réelle du sergent Blandan, 1,59 m. Cette œuvre sera une adresse poétique et politique au fantôme, offrant ainsi un contre regard sur l’histoire du point de vue de ceux qui ont la terreur coloniale en héritage, un exemple parmi d’autres du travail que nous pouvons faire pour transformer les traces du crime en justice sociale.
(1) Voir le film A Mansourah tu nous as séparés, les podcasts l’Algérie des camps et le Sergent Blandan, et le livre Nancy-Kabylie (Grasset).
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Dorothée-Myriam et son père Malek Kellou lors du tournage du documentaire A Mansourah tu nous as séparés