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Nedjib Sidi Moussa : le passé colonial français, toujours d’actualité ?
lundi 16 septembre 2024, par
par Nedjib Sidi Moussa – Les univers du livre/Actualité – 12 septembre 2024
Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique.
Dans son Histoire algérienne de la France (P.U.F, 2022), l’historien Nedjib Sidi Moussa rappelle que la dénégation de l’inhumanité du passé colonial français et sa séparation des politiques menées en Métropole est inséparable de la radicalisation extrême-droitière d’une grande partie de l’élite politique, journalistique et intellectuelle.
L’événement était orwellien. Le langage servait à détruire le réel. La raison était jugée criminelle. La dissolution de l’Assemblée nationale, cette grande débâcle du 9 juin 2024, et la périlleuse vague brune ayant failli emporter les institutions de l’État français entre les deux tours des élections législatives (ceux du 30 juin et du 7 juillet), sont des événements qui obligent à un retour sur les origines coloniales des passions racistes qui motivent l’adhésion et le vote pour des formations politiques d’extrême droite.
De l’obsession paranoïde pour les binationaux au combat acharné contre le droit du sol, tout en passant par une haine de l’islam qui rappelle l’âge sombre des guerres de Religion en Europe, l’histoire coloniale travaille et agite, aujourd’hui plus que jamais en France, aussi bien certaines politiques menées envers les « indésirables » de la République que les luttes d’émancipation sociale et citoyenne contre la légitimation d’un tel arbitraire contre la dignité et le droit des personnes.
Historien et docteur en science politique, professeur d’histoire-géographie dans le secondaire, Nedjib Sidi Moussa a consacré un livre important à la centralité refoulée des questions coloniales dans les politiques françaises, Histoire algérienne de la France (P.U.F, 2022) ; a raconté aussi, en homme de terrain, dans Le remplaçant (L’échappée, 2023), l’abandon des classes ouvrières et des services publics au temps d’un néolibéralisme éminemment agressif et autoritaire. Il a accepté de répondre aux questions d’ActuaLitté à propos d’un sujet politique et citoyen préoccupant, objet d’un déni séculaire.
Faris Lounis : Entre le triomphe de l’extrême droite aux Européennes, la périlleuse dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin 2024 et la grande débâcle des législatives, quel regard portez-vous sur les actuelles configurations politiques en France et en Europe ?
Nedjib Sidi Moussa : Le Parti populaire européen (droite conservatrice) est le groupe qui compte le plus grand nombre de députés à Strasbourg, ce qui ne change guère par rapport aux dernières élections. En revanche, pour la France, l’arrivée en tête de la liste du Rassemblement national – ce qui était déjà le cas en 2019, sauf que cette formation a amélioré son score de 8 points en juin – a été le prétexte d’une crise institutionnelle avec la dissolution de l’Assemblée nationale.
Par-delà la question des résultats, je rejoins l’analyse du chercheur Hans Kundnani qui rappelle, dans un article paru dans Foreign Affairs, la convergence – sans doute contre-intuitive pour les plus « europhiles » – entre le projet « civilisationniste » de l’extrême droite (avec sa vision d’une Europe blanche et chrétienne) et celui de l’intégration européenne promue par des élites libérales qui ne sont pas forcément en faveur du cosmopolitisme.
Il suffit pour s’en convaincre de constater que le thème d’une « Europe forteresse », selon lequel l’Union européenne devrait renforcer ses frontières, au détriment d’une politique d’accueil pour les migrants et réfugiés, fait consensus parmi les différentes composantes de la droite européenne, voire au-delà. Rappelons encore le meeting, tenu en mai à Madrid, à l’initiative de Vox, et où ont pris la parole, à la tribune ou par visioconférence : Amichai Chikli, Marine Le Pen, Giorgia Meloni, Javier Milei, Mateusz Morawiecki, Viktor Orbán, Roger Severino, André Ventura, etc.
Avec la fulgurante ascension des extrêmes droites et le déchaînement du racisme anti-Arabes, anti-Noirs, islamophobe et l’obsession complotiste pour les binationaux, la question coloniale, et en son centre celle de la perte de la colonie algérienne, est vite revenue sur les devants de la scène politique et médiatique française. Que pouvez-vous nous dire à propos de cette exploitation du refoulé algérien ?
Nedjib Sidi Moussa : L’exploitation de ce refoulé algérien revêt au moins deux dimensions. La première est directement liée à la décolonisation. L’extrême droite, qui s’était engagée dans une cause perdue, celle de l’ « Algérie française », cherche, au début des années 1960, à gagner en popularité sur le refus d’une chimère, celui d’une « France algérienne », et donc dans le rejet et la stigmatisation des immigrés algériens venus en nombre vendre leur force de travail aux patrons français.
Il s’agissait, par des campagnes de presse racistes, recyclant des schémas colonialistes, d’entretenir la suspicion sur cette catégorie du prolétariat et de l’isoler davantage des autres segments de la classe ouvrière. La deuxième tient à la « guerre civile » des années 1990 en Algérie et qui a donné lieu à un affrontement entre intellectuels français, entre un camp « éradicateur » (partisan de l’éradication militaire des islamistes) et un autre dit « dialoguiste » (favorable au dialogue politique avec les islamistes).
Le problème réside dans le fait que cette opposition transcende le clivage droite/gauche et qu’elle s’affirme au moment où l’accueil des réfugiés algériens devient urgent. Plus troublant, ces deux dimensions ont été réactualisées ces dernières années autour de la question musulmane. Il suffit de remplacer « France algérienne » par « France musulmane », « éradicateur » par « intégriste républicain » ou « dialoguiste » par « islamo-gauchiste » – autant d’expressions que je réprouve à titre personnel – pour identifier continuités, glissements et métamorphoses.
Si le régime de Vichy et le nazisme reviennent constamment dans les différentes critiques adressées au Rassemblement national, personne, dans les médias mainstream et même chez les universitaires, sauf quelques exceptions, ne rappelle les origines coloniales de ce parti, et notamment son passé algérien, mêlé du sang de la torture et des enlèvements. Pourquoi ?
Nedjib Sidi Moussa : Je vois plusieurs raisons à cet impensé ou plutôt à cette séparation malheureuse entre les enjeux qui relèvent de la collaboration et ceux qui renvoient à la colonisation, en particulier dans la dénonciation de l’extrême droite, même si le problème va bien au-delà de ce seul courant.
Certes, il y a eu un travail considérable pour documenter la persécution et la déportation des Juifs, conduisant à la reconnaissance de la responsabilité de l’État français en 1995. Mais est-ce qu’un travail similaire a été produit concernant la colonisation ? Si tel n’est pas le cas alors il faut savoir pourquoi… Le procès de Maurice Papon, jugé pour complicité de crimes contre l’humanité, a pourtant permis, en 1997, d’établir les liens entre la persécution des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et la répression des sujets coloniaux durant la « guerre d’Algérie », à travers la carrière de ce haut fonctionnaire.
Cependant, force est de constater que les débats en la matière – ou plutôt les controverses – ressemblent davantage aux polémiques qui ont accompagné, dix ans auparavant, le procès de Klaus Barbie, sur fond de concurrence, de ressentiment, de judéophobie et de négationnisme. Ce sont là des écueils qu’il convient absolument d’éviter. On peut bien sûr déplorer l’amnésie des journalistes, politiques ou universitaires mais une des clés du problème se trouve peut-être dans l’amnistie générale garantie par les Accords d’Évian, sans oublier les mesures ultérieures qui concernent les membres de l’Organisation de l’armée secrète.
Selon vous, de quoi le ralliement de certains écrivains algériens « gallimardisés » – comme Boualem Sansal (membre du comité stratégique de la revue pro-Zemmour Livre noir – devenue Frontières) qui a signé la tribune du Figaro contre le Nouveau Front Populaire (04/07/24) et Kamel Daoud, devenu la caisse de résonances des idées conservatrices du macronisme et du camp « néo-républicain » – aux idées des droites dures et extrêmes en France est-il le nom ?
Nedjib Sidi Moussa : Il y a des choses qui tiennent à leur évolution personnelle – le vieillissement biologique étant rarement synonyme de radicalisation à gauche –, à celle de la société française – dont le champ politico-médiatique a inexorablement glissé vers la droite – et à celle de la société algérienne – qui n’offre que peu de perspectives à des romanciers francophones, sans parler de la fermeture de l’espace public.
Si l’on ne pense pas conjointement ces différents aspects, on risque de passer à côté d’une compréhension objective du phénomène pour mieux s’enfermer dans les schémas du chauvinisme français, du nationalisme algérien ou de l’autoritarisme globalisé, sans offrir d’alternative. Dans leurs entretiens ou tribunes – laissons de côté ici l’analyse strictement littéraire –, ces deux auteurs correspondent chacun à l’exploitation du refoulé algérien évoquée plus haut, soulignant la continuité entre « guerre civile » en Algérie et guerres culturelles en France.
À cela s’ajoute un rapport ambivalent à la décolonisation qui sert surtout de prétexte au dénigrement – plutôt qu’à la critique – de la « propagande islamiste, woke ou décoloniale » chez Kamel Daoud ou à la dénonciation des menaces constituées par « l’islamisme, le wokisme et le consumérisme » pour Boualem Sansal. Or, ces éléments de langage sont largement partagés par d’autres publicistes de droite.
Mais en jouant sur les incohérences de certains discours à gauche, le principal atout de ces deux écrivains réside dans leur origine qui les autorise à faire le récit, en négatif, de l’histoire de leur pays de naissance, et par extension de l’Orient, afin de mieux valoriser la France, et l’Occident par extrapolation, menacés par les périls susmentionnés.
Plus profondément, on peut y lire une forme de désenchantement de certaines élites algériennes quant aux promesses de l’indépendance, du Printemps arabe ou du hirak en 2019. Plus prosaïquement, on peut y voir une nouvelle distribution des rôles entre des « blédards » en quête de respectabilité et des « beurs » ingrats qu’il faudrait remettre au pas.
« On ne parle pas avec les extrêmes. » L’équivalence faite par nombre de politiques et de journalistes français entre les extrêmes droites les gauches représentées par le Nouveau Front Populaire est le summum de la criminalisation du conflit en politique, du débat d’idées tout court. Sommes-nous dans une démocrature ?
Nedjib Sidi Moussa : Cette fausse équivalence illustre le confusionnisme qui règne en maître dans le champ politico-médiatique français. Le Nouveau front populaire est une coalition réformiste. De la même façon, la France insoumise reste social-démocrate dans son ADN. Il n’y a rien d’extrémiste là-dedans, à moins de réviser toute l’histoire de ce pays.
Sauf que, concernant ce brouillage des clivages et des enjeux – qui comprend aussi les termes du débat –, les états-majors des principales formations de gauche, tout comme de nombreux intellectuels, journalistes ou éditeurs associés à cette famille politique, ont leur part de responsabilité dans la mesure où ils expriment surtout les préoccupations – pour ne pas dire les obsessions – de milieux privilégiés, loin des aspirations des classes populaires dans toute leur diversité.
Que peut l’école, l’université et la connaissance historique au milieu des brumes de ce périlleux moment politique ?
Nedjib Sidi Moussa : Un service public mis à mal par plusieurs années d’austérité débouche sur la reproduction des inégalités, voire leur aggravation. Mais je crois aux vertus de la connaissance dans la mesure où elle peut nous éclairer sur les possibilités offertes par l’histoire, sans chercher à l’instrumentaliser. En cela je rejoins la conclusion d’un article de l’universitaire Daniel Johnson paru dans New Politics.
Nedjib Sidi Moussa est l’auteur de plusieurs ouvrages dont « Algérie, une autre histoire de l’indépendance » (Puf, 2019) et « La Fabrique du Musulman » (Libertalia, 2017).
Crédits photo : Nedjib Sidi Moussa
édité par Gérard Webmaster