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Sur les traces des camps de regroupement, un documentaire de Saïd Oulmi

dimanche 3 juin 2018, par Michel Berthelemy

Après « Les Témoins de la mémoire », en 2004, où il évoquait la déportation d’Algériens en Nouvelle-Calédonie, suivi en 2017 par « L’Humanitaire au cœur de la guerre de Libération nationale », Saïd Oulmi aborde aujourd’hui un sujet encore trop ignoré, et pourtant tragique : les camps de regroupement.

Ce nouveau documentaire, intitulé « Sur les traces des camps de regroupement », projeté en avant-première le 14 mai à Alger, est le résultat de six années de recherches, enrichies de sources multiples.
Il retrace la vie de populations civiles algériennes dans les « camps de regroupement » instaurés par l’armée coloniale. Mais il revient également, dans sa deuxième partie, sur des témoignages d’anciens appelés de l’Armée française qui, depuis, se sont prononcés contre la guerre.
A l’époque, dans leur absurde stratégie tendant à séparer la population civile des combattants de l’ALN (Armée de libération nationale), les décideurs de l’Armée coloniale n’ont pas trouvé mieux que de déraciner les familles algériennes de leurs terres, les arracher à leurs villages et douars brûlés pour les parquer dans des zones déshéritées, totalement démunies et sous le contrôle permanent de l’Armée française.
Près de 3 millions d’Algériens, soit 40% de la population d’alors, sont alors enfermés dans ces camps encerclés de barbelés, livrés à la faim et au dénuement, parfois dans des conditions climatiques extrêmes.
Des conditions tellement inhumaines qu’on ne comptait plus les morts de faim. Entre 1955 et 1961, près de 2 300 camps ont été ainsi érigés dans les Aurès, à Khenchela et à Batna, avant d’être généralisés à d’autres régions du pays.
 
Le réalisateur est allé, un demi-siècle après l’indépendance, interroger le silence de ces lieux oubliés, recueillir les récits des derniers rescapés ayant subi l’innommable. Des témoignages poignants, ponctués de lourds silences, des regards hagards traversés d’instants éternels et indélébiles. Puis, à un moment, des visages bouleversés sont subitement enfouis dans les mains, certains éclatent en sanglots, des Algériens mais aussi des Français… Des tabous sont évoqués, les viols des femmes, individuels et collectifs, les humiliations et la misère.
Au-delà de ces témoignages, le réalisateur s’appuie sur d’autres sources algériennes et françaises, apports d’historiens et chercheurs, acteurs directs, documents officiels et archives, anciens appelés de l’Armée française contre la guerre, moudjahidine et hommes politiques. Ces informations collectées, croisées, vérifiées, font de ce documentaire une référence académique et pédagogique fiable et la plus riche possible.

Des témoignages poignants...

Témoin survivant, le vieux Mohamed Hachati s’exclame, le visage fermé : « nous avons vécu toutes sortes de crimes ». L’ancien premier ministre et l’un des négociateurs des Accords d’Evian, le défunt Réda Malek, met l’accent sur « la volonté », ni plus ni moins, « d’exterminer le peuple algérien et de l’isoler de la Révolution et de l’Armée de libération nationale à travers ces camps de regroupement ». Benjamin Stora, historien spécialiste de l’Algérie, évoque une malnutrition extrême, des morts faute de nourriture et de soins. La mortalité infantile est alors évaluée (dans le rapport de Michel Rocard ) à près de 500 enfants par jour dans l’ignorance de l’opinion publique et l’indifférence totale des autorités civiles et militaires.L’avocat franco-algérien, défenseur de la Révolution algérienne, décédé en 2013, Jacques Vergès, déclare à Said Oulmi qu’en réalité, « ce qu’ils appellent des camps de regroupement, sont en fait des camps de concentration ». L’historien Michel Cornaton, auteur du livre Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, dit « ne pas voir dans l’histoire de l’humanité où on a comme ça enfermé toute une population dans des camps »…

Des appelés français contre la guerre racontent

Plusieurs autres témoins, parmi les anciens appelés de l’armée française cette fois-ci, passent devant la caméra de Said Oulmi. Xavier Jacquey, appelé alors comme infirmier à El-Bayadh en 1958, devenu ensuite psychiatre, évoque, entre autres, des viols des femmes commis par les gardiens du centre de regroupement « pour faire la trouille à l’ensemble du rassemblement », tient-t-il à expliquer.
Précieux témoignage également, celui de Marc Garangé, soldat en Algérie de mars 1960 à février 1962, photographe du bataillon. En dix jours, il aurait photographié 2 000 personnes. En effet, pour mieux contrôler tout mouvement des « autochtones » dans ces camps, il fallait établir, pour la première fois, des pièces d’identité. Marc Garangé sera chargé de produire leurs photos d’identité. Des visages qui racontent l’humiliation défilent devant son objectif. « C’est le visage des femmes qui m’a beaucoup impressionné. Elles n’avaient pas le choix. Elles étaient dans l’obligation de se dévoiler et de se laisser photographier (…) J’ai reçu leur regard à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente. Je veux leur rendre hommage. ».
Mais le photographe ne se limitera pas aux visages. En tout, quelque 20 000 images sont produites, des instants figés, des preuves d’un vécu insoutenable que Marc Garangé dénonce.

Le rapport de Michel Rocard, une référence historique 
 
L’ancien premier ministre français (1988-1991) décédé le 2 juillet 2016, est également évoqué. A cette époque, il est étudiant anticolonialiste, devenu plus tard inspecteur des finances sorti de l’ENA. En 1958, alors âgé de 28 ans, il rédige un rapport où est évoquée, pour la première fois, l’existence de ces camps, et qu’il remet au délégué général en Algérie. Établi en dehors des missions officielles de l’auteur, ce rapport, décrit par l’Association des Anciens Appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre (4ACG) comme étant « l’une des pièces maîtresses de l’histoire de la guerre d’Algérie, décrit de l’intérieur, et en toute liberté, la violence faite par l’armée aux populations algériennes les plus démunies »*. Le document reste secret jusqu’en avril 1959 lorsque des « fuites préméditées » en permettent la parution de larges extraits dans France Observateur et Le Monde. 
Lors des débats succédant à la projection, les langues se délient spontanément mais dans la douleur. Parmi le public composé de chercheurs, d’historiens, de journalistes, de moudjahidine, certains osent prendre le micro et racontent, par bribes, des séquences d’enfance ou de jeunesse remontées de la mémoire lointaine.

Surprenant hasard de calendrier : la veille, se tenait en France l’Assemblée générale de la 4ACG (Association des Anciens Appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre) qui milite pour le respect de la dignité, de la liberté et des droits humains, contre la barbarie des guerres comme résolution des conflits.
L’un des présents dans la salle qui y avait justement assisté, a tenu à rapporter au public de Said Oulmi que de par sa composante et sa vocation, l’Association représente un réservoir inestimable de ressources vivantes pour des travaux de recherches tel que celui qui venait d’être présenté.

D’après l’article de Yasmina Ferchouch, suite à l’émission du 17 mai 2018 sur radioalgérie disponible ici

*A lire aussi aussi notre article concernant le rapport de Michel Rocard

Messages

  • Sur les camps de regroupement rapport officiel du Sous Préfet d’AKbou , JM ROBERT, mon père dont j’ai les archives qui a recu et fait visiter à Bernard Tricot le 4 décembre 60 les camps honteux... : « Il paraît douteux que cette population…. pardonne jamais à la France. »

    « Je reprendrai inutilement puisqu’il n’existe pas de crédits , mais avec conscience, le refrain des « crédits alimentaires et vestimentaires et le travail pour les réfugiés beaucoup plus importants que les DEL ( Dotation d’Equipement Local), l’habitat et la scolarisation ».

    J’ajouterai seulement que l’ASSRA de l’Azib ben Ali Cherif vient de me signaler que ce mois-ci, plusieurs enfants de réfugiés étaient morts de faim. Et que les ASSRA étaient injuriées par les femmes qu’elles venaient secourir. Je rappellerai qu’actuellement les réfugiés ne reçoivent en moyenne de l’État qu’un kilo de semoule par mois, soit 80 francs et, pour la première fois aucun secours vestimentaire à l’entrée de l’hiver. Il est à craindre que cette aumône mensuelle de 80 francs ne provoque plus de ressentiment que de reconnaissance.

    Et il paraît douteux que cette population , le 1/4 de l’arrondissement, qui aura survécu pendant plusieurs années dans les conditions effroyables, sur décision de l’armée et sans aide réelle de l’Administration , pardonne jamais à la France.
    Il aurait été souhaitable que l’on comprit à Alger que, dans les arrondissements sinistrés , tant que durerait la guerre, il aurait été politiquement très payant, sans même parler d’humanité , de sacrifier 150 millions de plus pour les réfugiés , même au dépens des DEL s’il le fallait. »

    Akbou , le 24 novembre 1960 , extrait d’une note mensuelle officielle du Sous Préfet , J.M. Robert.

  • Les ailes coupées.

    Les nomades éparpillés
    En tribus à travers la steppe
    Ont un jour été regroupés
    Entre barbelés dans le Bled...

    A Bossuet comme à Mouilah
    Tous ont été emprisonnés,
    Pour des nomades c’était là
    Une horrible promiscuité !

    Steppe et forêts, Zone Interdite,
    Ils n’avaient plus de pâturages,
    Mais la SAS a dit tout de suite
    Que semer serait le plus sage !

    Et c’est à ras du cimetière
    Qu’un bull est venu défricher
    Pour que les pasteurs de naguère
    Aient un terrain à cultiver.

    Mais au jour de l’Indépendance,
    Le champ était resté maquis,
    Ce projet venait de la France
    Et pas des bergers repartis...

    Pierre Mens (août 2021)
    Appelé à Oued Sebâa en 1958-59

  • « Les ailes coupées. »

    Ce petit poème est un témoignage à la mémoire du peuple oublié par l’histoire de la guerre d’Algérie, celui des nomades de la steppe et des monts de Daïa et qui a rempli les camps de regroupement de Bossuet ( Daïa) et Mouilah (Oued Sebâa).
    Seul Michel Rocard a dénoncé les conditions concentrationnaires de détention du camp de Bossuet.
    À Oued Sebâa, le ’’Douar de Mouilah’’ était fermé de barbelés la nuit, la loi martiale était de rigueur. Le jour la circulation était tolérée en deçà de la proche Zone Interdite. Au delà,les troupeaux étaient confisqués...
    Lorsqu’on surgissait en 4/4 blindé, j’ai souvent admiré l’adresse des jeunes bergers à ramener le troupeau en zone autorisée au galop et à cru sur un bovin aussi farouche que famélique, à défaut de bourricot ! 
    Ces pauvres gens n’avaient pour seule richesse que leur tente (hhaïma ) et leur liberté et celle-ci leur a été confisquée.

    Pierre Mens

  • Je reviens sur ma dernière strophe, sans doute erronée car j’ignore ce qui s’est passé après 1959 à Oued Sebaa qui n’était alors que le camp militaire de la 3è Cie du 1/21 RI
    flanqué du camp de regroupement de Mouilah constitué de Khaïmas.
    Google earth me révèle que Oued Sebaa compte aujourd’hui 4200 habitants ...
    Sans doute devenu village socialiste ?
    Je peux donc supposer qu’aucun nomade n’est jamais ’’reparti ’’ errer dans la liberté de la steppe ?
    Je propose cette autre dernière strophe :

    Mais c’était un vrai coup tordu,
    Un piège de la République
    Laissant les bergers faméliques
    Leur belle liberté perdue !

    Pierre Mens

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